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Blog de l’atelier de Communication graphique de la HEAR

“Ôter au lieu d’ajouter” conseille Munari dans son livre L’art du Design


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Nous connaissons tous les livres pour enfants de Bruno Munari ; il en a créé une trentaine tous aussi astucieux et étonnants les uns que les autres, explorant formes géométriques, matières et couleurs vives. Il fut non seulement illustrateur mais peintre, sculpteur, dessinateur, cinéaste et designer. Il fut également poète et enseignant. Par contre, nombreux sont ceux qui ignorent qu’il a écrit des textes théoriques et je fais partie de ces gens… Les éditions Pyramyd viennent de publier pour la première fois en français L’Art du design dans une nouvelle collection “T” où figurent pour l’instant deux autres titres : L’Intelligence des affiches de Pierre Fresnault-Deruelle et Le langage des objets de Deyan Sudjic. (À noter qu’il a été publié en anglais pour la première fois en 1971 par Penguin Books qui le réédite depuis comme un classique moderne). Dans son ouvrage Bruno Munari présente sous forme de textes courts souvent accompagnés de dessins (visages, chaises, formes de lettres et schémas de ses “machines inutiles”), les divers aspects du design : design visuel, design industriel, design graphique également celui de la recherche. À l’origine ces textes sont des articles rédigés à la demande du quotidien Il Giorno auquel sont venus s’adjoindre quelques textes supplémentaires. 
Évidemment certains articles datent un peu et passent mal le cap des années, notamment lorsqu’il déclare :

“Comment se fait-il que notre époque génère des œuvres d’art de ce type ? Un tableau monochrome comme une porte. Une boîte en plastique transparent remplie de dentiers usagés. Un merle dans une boîte, signée par l’auteur, 10 boîtes de 500 grammes. Une poignée de vitrine vernie en blanc. Un paquet en toile avec 100 000 liens de cordes différentes. Une machine qui conçoit des griffonnages. Une peinture faite en renversant des couleurs au hasard. Une carte postale d’Inverigo de 3 mètres sur 2. Un tube de dentifrice de 12 mètres de haut. L’agrandissement d’une case de bande dessinée. Cela ne serait-il pas, par hasard, le reflet de notre société, où les incompétents ont des postes à responsabilités, où l’escroquerie est normale, où l’hypocrisie se troque contre le respect de l’opinion d’autrui, où les rapports humains sont faux, où la corruption est de mise, où les scandales sont étouffés, où s’édictent mille lois sans qu’aucune ne soit respectée ?”

Mais son attitude, ses prises de conscience et ses remarques font de lui ce que nous pourrions appeler aujourd’hui un “designer critique”. C’est en cela que cet ouvrage reste intéressant. On tombe également sous le charme de son écriture quand il énonce page après page des arguments pleins de bon sens et qui ne sont pas dénués d’humanisme. 
Dès les années 1960 Bruno Munari est convaincu que le design est devenu l’art visuel le plus important de son époque. Mais faisons un petit retour en arrière : il a commencé comme artiste ayant rejoint les Futuristes à la fin des années 1920 (dont il se sépare dans les années 1930). En 1947, il réalise Concavo-convesso (concave-convexe), l’une des premières installations de l’histoire de l’art, dans laquelle le spectateur est invité à partager une expérience multi-sensorielle. En 1948, il fonde à Milan avec Atanasio Soldati, Gillo Dorfles et Gianni Monnet le MAC (Movimento Arte Concreta : Mouvement Art Concret) dans le but de promouvoir un art non-figuratif de type “abstraction géométrique”. C’est à cette époque qu’il expérimente les formes géométriques, triangle, cercle, carré, tout en travaillant en parallèle pour des revues ou des studios de design, d’arts graphiques afin de subvenir à ses besoins ; il devient alors également designer ce qui lui donne toute légitimité pour aborder et commenter les relations entre art et design. Dans ce livre, L’art du design, il détruit le mythe de l’artiste vedette et lui substitue le personnage du designer qui “rétablit le contact autrefois perdu, entre art et public entre art vivant et public vivant” ; “l’artiste doit impérativement descendre de son piédestal et daigner concevoir l’enseigne du boucher (s’il en est capable)” dit-il. Il définit le design et le métier de designer et affirme qu’il y a plus de différence entre “arts purs et arts d’appliqués” que le designer doit être “au courant des techniques actuelles, des matériaux et des méthodes de travail et, sans brider son sens esthétique inné, répondre avec humilité et savoir-faire aux demandes de la société”. Il se livre à de féroces critiques sur son époque qu’il juge trop rigide et trop complexe ; prônant simplicité et équilibre il utilise des formes en mouvement, en transformation faisant référence à l’esthétique asiatique. Munari s’oppose à toute forme d’excès. “Ôter au lieu d’ajouter” conseille-t-il et dans l’un de ses textes il donne des conseils à ses lecteurs sur les couteaux, fourchettes et cuillères pour des jeunes mariés sur le point de s’équiper pour leur ménage. Il détaille sur trois pages tous les ustensiles indispensables (notamment toute une kyrielle de couteaux) avant de suggérer… des baguettes ! Et il conclut : “Des millions de personnes les utilisent depuis des milliers d’années. Nous non. Bien trop simples”. Dans l’ensemble de ses textes il se sert très souvent de la nature comme référence ; ainsi dans un texte “L’orange, les petits pois et la rose”, plutôt en fin d’ouvrage, il décrit ces productions de la nature comme des produits industriels “presque parfaits” ; poursuivant la même logique il en conclut paradoxalement que la rose est “un objet donc absolument inutile pour l’Homme. Un objet à regarder uniquement, parfois à humer […] un objet non justifié, un objet qui invite le travailleur à des pensées futiles. Un objet immoral, même”. Raisonnement imparable avec une conclusion absurde qui reflète assez bien la malice de l’auteur… 
Un livre à découvrir pour la pertinence et la fraîcheur de ses idées !
 Toutefois l’édition française des éditions Pyramyd n’est pas exempte de reproches : n’y figurent aucune préface, ni aucune trace de la date de première publication (éléments bien nécessaires pour ce type d’ouvrage historique). Les passages “délicats” commentant l’art contemporain mériteraient également, pour le moins, quelques éclaircissements de la part de l’éditeur… C’est d’autant plus regrettable que cette collection “T” se veut pour “ambition la diffusion à un large public de textes majeurs du graphisme et d’essais contemporains”. Bruno Munari, L’art du Design, éditions Pyramyd Traduit de l’italien par Audrey Favre (Titre original : Arte come mestiere, 1966)

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Avez-vous déjà rencontré un Ombledroom ?


Il faut curieusement aller le chercher au rayon enfant en librairie ; c’est un petit album de 18 x 17 cm à la couverture noire et verte aux lettres dessinées, de 64 pages en noir et blanc. Même si cette fois-ci il ne s’agit pas d’un abécédaire sous la forme d’une suite de morts d’enfants, comme dans “Les enfants fichus”* (The Gashlycrumb Tinies, 1963), avec un A pour… “Amy tombée au bas des escaliers”, un J pour “James ayant bu un poison par erreur” et un R “pour Rodha brûlée en pleine fleur de l’âge” plus joyeusement il s’agit là d’une galerie de 26 animaux fantastiques.

Cet ouvrage publié aux États-Unis en 1967, au milieu de l’une de ses périodes les plus créatrices de cet auteur-dessinateur américain, The Utter Zoo illustre à nouveau sa prédilection pour les textes en rimes et les abécédaires. Le poète Jacques Roubaud, membre de l’Oulipo, en a écrit la version française.
Total Zoo est à la fois un abécédaire et un bestiaire où l’on rencontre des Boggerslosh, des Crunk, des Epitwee, des Humglum et autres espèces du genre ; d’un trait fin, à la plume, Edward Gorey les fait défiler page après page dans un climat étrange non dénué d’un charme tout victorien voire “gothique”. L’univers est absurde, décalé, comique et inquiétant comme dans la plupart des livres de Gorey.

Total Zoo (The Utter Zoo Alphabet).
Éditions Attila, automne 2012

* édité également chez Attila en 2011

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