29/11/2013 |
Par Jérôme Saint-Loubert Bié
Photo : Mickaël Cunha & Florie Frayssinet
Gilles Froger (critique d’art, enseignant à l’École supérieure d’art de Tourcoing-Dunkerque et rédacteur en chef de la revue Parade) a donné le jeudi 24 octobre à l’auditorium une conférence intitulée “L’invention du livre d’artiste. Ed Ruscha” dont ont rendu compte les étudiants de première année. En voici une sélection :
Le travail d’Ed Ruscha fait dialoguer la préméditation avec l’inattendu. Les photos s’enchaînent dans des livres produits eux aussi à la chaîne. Les ouvrages se suivent et se ressemblent, formant eux-mêmes un ensemble cohérent. Grâce à ce système de série (séries de photos, séries de livres) et à une mise en page réglée au millimètre, on parcourt les images avec une impression de sécurité. On se laisse porter par une mécanique graphique bien huilée. Dans cet écrin ordonné avec précision Ed Ruscha introduit des images inattendues, un verre de lait dans Various Small Fires par exemple. Comme le parapluie et la machine à coudre de Lautréamont sur leur table de dissection ces images inopinées rencontrent le reste de la série au détour d’une page. Ed Ruscha revendique d’ailleurs ses livres comme des objets destinés à susciter l’étonnement parmi le paysage artistique. De l’œuvre dans son ensemble à chaque livre en particulier le travail d’Ed Ruscha me semble organisé autour d’un maître mot : préméditer l’inattendu.
Gwenaëlle Caron
En quoi la réalisation d’un livre représentant des lieux communs américains avec la froideur impersonnelle d’un catalogue Ikea, pose-t-elle un acte artistique majeur ? Est-ce révolutionner le livre d’art, objet sacralisé généralement tiré en série limitée à la main et au contenu réifié en fétiche, que de créer un livre à grand tirage ? La démocratisation du support suffit-elle ? Quelle révolution d’un domaine est celle qui en concerne un tout autre ? Une non-révolution.
Les livres de Ruscha sont des bijoux d’intelligence acide détournant l’imagerie d’une Amérique auto-érigée en nouveau monde industriel, des travaux conceptuels de mise à distance de l’acte photographique, des images devenues impersonnelles, objets sans intention, collectionnés avec un humour corrosif débordant la satire des styles documentaires et minimalistes. Mais c’est un travail sur le non-art, sur la disparition du contenu ou sa perte de sens à travers une éxuvie livresque. En aucun cas une révolution démocratisante du livre d’art.
Juliette Defrance
Né de l’art conceptuel des années 1960, le livre d’artiste est un objet à la marge : ce n’est pas un livre habituel et il ne correspond pas non plus aux “critères” de l’œuvre d’art, tout en étant l’un et l’autre à la fois. Le livre d’artiste cherche bien plus à intervenir dans le champ des idées qu’il désire transmettre qu’à susciter l’admiration du lecteur pour l’objet et sa beauté plastique. Il prend ainsi toute sa qualité, non pas de sa forme ni de son contenu, mais de l’expérience qu’il occasionne chez le lecteur. Le livre d’artiste dépasse l’objet habituel en ce qu’il propose à son lecteur de sortir généralement de l’espace clos proposé par le livre classique. Il doit susciter une herméneutique particulière qui le place comme créateur de sens. Le livre d’artiste engage également une réflexion sur la place de l’art contemporain dans l’espace social. Né d’un projet utopiste, il remet en cause profondément les modes de diffusion des œuvres, c’est un projet de démocratisation de l’art. Les livres d’artiste contiennent un caractère innovant et subversif qui tient principalement à la manière dont ils sont diffusés, certains artistes allant jusqu’à la gratuité du livre ou une diffusion par abonnement arbitraire. Il s’agit en effet, la plupart du temps, de réaffirmer que l’œuvre d’art ne peut pas être réduite au statut de marchandise.
Jean Doroszczuk
D’une certaine manière, la conception du livre d’artiste d’Ed Ruscha s’approche de la théorie de Walter Benjamin sur la reproductibilité de l’œuvre d’art. Comme le cinéma, les livres d’artistes d’Ed Ruscha sont des œuvres dont le mode de diffusion est la reproduction en masse, elle est son essence. Pour Benjamin, l’aura de l’œuvre dépérit par cette technique, elle perd son “hic et nunc” (ici et maintenant), c’est-à-dire son authenticité, l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. Mais il semble que c’est ce que recherche Ed Ruscha par ses 3000 exemplaires de Twentysix Gasoline Stations à l’aspect presque impersonnel. Comme le note Benjamin, la reproduction rapproche l’œuvre de son récepteur, actualise l’objet à sa situation et l’idée d’Ed Ruscha était notamment de diffuser l’art hors du circuit des galeries et de le rendre plus proche. Mais également humainement plus proche car le manque d’affects qu’il y aurait dans ce travail est relatif dans le sens où s’en dégage tout de même une histoire intime de l’auteur avec la route familière et mythique. Grâce à la diffusion du livre, le banal devient l’exotisme de ceux qui sont spatialement distants des USA, et la nostalgie de ceux qui sont temporellement éloignés. En faisant entrer la répétition et la reproduction dans le concept même de l’œuvre, cela bouleverse l’idée du livre d’artiste mais également la conception de l’aura d’une œuvre de Walter Benjamin.
Adeline Fournier