17/04/2012 |
Par Florie Frayssinet
Vendredi 30 mars, Zurich
Nous arrivons devant les éditions Patrick Frey. Dans la vitrine de gauche, des livres sont disposés sur un petit meuble avec une tapisserie de style baroque en fond. Une vraie nature morte ! Dans celle de droite, juste quatre photos dont trois posées directement au sol et une accrochée sur le fond blanc. On aperçoit à l’intérieur, sur le mur du fond, des étagères allant jusqu’au plafond et remplies de livres. Entrons !
Mirjam Fischer nous accueille avec un grand sourire. Tout d’abord, elle nous explique que Patrick Frey a lancé la maison d’édition éponyme il y a plus de vingt ans. Aujourd’hui, avec une autre personne (absente le jour de notre visite), elle s’occupe de la communication, de la logistique…
La maison d’édition publie huit à dix titres par an. Depuis sa création, elle en a édité cent dix-neuf.
Elle n’a pas d’identité fixe. Seul un nombre, faisant partie de l’ISBN, situé sur le dos de chaque livre fait signe.
Les éditions s’intéressent aux ouvrages socioculturels ou en lien avec la ville de Zurich. Ce sont généralement des livres de photographie ou sur les beaux-arts, pas de catalogue ni de monographie.
Les projets sont très spécifiques. Ils sont généralement développés avec des graphistes mais sans aller trop loin ! Pour Mirjam, le graphisme doit être au service du contenu.
Mirjam nous présente alors certains des nombreux livres qu’elle a disposés sur une table à notre intention.
Die Wurzeln sind die Bäume der Kartoffeln (Roots Are the Trees of Potatoes), Andrea Heller, 2012 (no119)
Dans cet ouvrage, mélange entre un livre d’artiste et un catalogue raisonné, différents papiers teintés dans la masse ont été utilisés, allant du bleu nuit au blanc.
Mirjam attire notre attention : est-ce nécessaire, justifié? Oui. Andrea Heller est une artiste papier dont le nom signifie : du plus foncé au plus clair.Tout prend sens.
Les dessins, objets et installations de l’artiste sont reproduits en quadrichromie. Dans l’index, la graphiste Franziska Burkhard a utilisé une typographie différente pour chaque type de texte.
Généralement, la maison d’édition subventionne une partie des livres mais elle reçoit également des aides. La majorité des ouvrages sont édités à mille exemplaires. Mirjam nous explique qu’avec cette quantité, ils sont presque toujours déficitaires.
Preuve par l’exemple : la production et l’impression de Die Wurzeln sind die Bäume der Kartoffeln correspondent à 23 CHF par exemplaire environ. Le graphisme, le traitement des images, la traduction… équivalent à 40 CHF par exemplaire environ. Habituellement, pour calculer le prix d’un livre, on multiplie son prix de production par 5. Dans ce cas, 23 × 5 = 115 CHF/par exemplaire. Hors, le livre est vendu 52 CHF (42 euros).
Mirjam nous annonce des chiffres impressionnants. En Suisse, dix mille titres sont publiés par an. Dans le domaine du livre d’artiste, il y en a déjà trop. Elle reçoit en moyenne dix projets par semaine et ne peut pas répondre à tous.
Après avoir pris connaissance du projet de façon numérique, Mirjam en rencontre les initiateurs et leur explique le fonctionnement du marché. Une fois le livre terminé, elle s’occupe de sa diffusion.
Pour Die Wurzeln sind die Bäume der Kartoffeln, le texte de Fanni Fetzer est en allemand et en anglais. Les textes des ouvrages de Patrick Frey sont toujours bilingues, ce qui permet une meilleure diffusion, notamment à l’étranger.
À Zurich, on retrouve quelques uns des livres de la maison d’édition dans des petites librairies comme Motto ou Kunstkriefe.
C’est dans le but de vendre leurs ouvrages mais également d’expliquer leur contexte de création que la maison à créé son site internet.
Hot Love, Lurker Grand et André Tschan, 2006 (no62)
Mirjam nous présente ensuite l’un des best-seller de la maison d’édition : Hot Love. D’abord publié en allemand et en français, cet ouvrage qui a remporté le prix pour le plus beau livre suisse en 2006, a été réédité en allemand et en anglais. Conçu graphiquement par Tania Prill et Alberto Viecelli, l’histoire de la scène Punk suisse y est relatée dans l’ordre chronologique.
Une grande partie des élèves présents connaissant déjà ce livre pour l’avoir utilisé lors de la création du magasine Tabloïd, nous passons à d’autres trésors.
The Great Unreal, Taiyo Onorato et Nico Krebs, 2009 (no83)
Pendant trois ans, Taiyo Onorato et Nico Krebs ont voyagé à travers les États-Unis. Sur la route, ils ont réalisé une série de photos présentées dans The Great Unreal. Mises en pages par Megi Zumstein et Claudio Barandun, les photos imprimées en quadrichromie nous intriguent. Seraient-elles truquées ? Mirjam nous explique que l’ensemble des modifications ont été réalisées directement dans le lieu ou par la suite, grâce à des retouches numériques. Elle nous incite à les regarder attentivement et nous dévoile quelques “trucs”.
Au début imprimés en Suisse, les ouvrages des éditions Patrick Frey sont aujourd’hui réalisés à l’étranger.
Armand Schulthess. Rekonstruktion eines Universums, Hans-Ulrich Schlumpf, 2011 (no93)
Mirjam nous parle ensuite de son travail avec Hans-Ulrich Schlumpf et de l’aventure Armand Schulthess. Rekonstruktion eines Universums dont la conception graphique a été réalisée par Elektrosmog.
Armand Schulthess (1901-1972) a transformé les bois de la vallée de l’Onsernone, au Tessin, en un jardin encyclopédique. Il a accroché plus de mille panneaux dans les arbres sur lesquels il a inscrit à la main des citations de sciences, de géologie, de paléontologie, de beaux-arts, de cinéma… Il a ainsi absorbé le monde puis l’a reconstruit, sans filtre, en mettant tout au même niveau. L’ensemble crée un chemin menant à sa maison, le cœur de sa pratique artistique.
Pendant plus de vingt ans, Hans-Ulrich Schlumpf a photographié et filmé le jardin et la maison. L’ensemble de son travail de collecte et de documentation est présenté dans ce livre.
Mirjam nous explique qu’ils ont essayé de présenter les documents dans l’ordre du jardin mais que la tache s’est avérée impossible. Ils ont donc réorganisé l’ensemble et créer une ordre spécifique au livre.
Quand Armand Schulthess est décédé, ses héritiers ont décidé de tout détruire. Le vidéaste a réussi à pénétrer dans la maison et a découvert des dizaines d’ouvrages manuscrits dans un véritable “bordel”, comme nous l’explique Mirjam. Il a pu sauver dix volumes, en les jetant à travers la fenêtre.
Hans-Ulrich Schlumpf désirait partager les livres qu’il avait trouvés et il a attendu longtemps pour le faire. Armand Schulthess. Rekonstruktion eines Universums documente le jardin, montre l’intérieur de la maison mais surtout présente et décrit précisément l’œuvre et l’univers obsessionnel d’Armand Schulthess. L’ensemble des livres sauvés des flammes est présenté, en particulier ceux sur la sexualité, probablement réalisés dans les années 1930. Véritable encyclopédie, tout y est abordé, même les maladies et autres infections. Tout y est mélangé : photos déchirées puis réassemblées, dessins, textes…
Mirjam attire notre attention sur la difficulté de reproduire de pareils ouvrages, en raison de leur fragilité mais aussi de leur épaisseur. On note la qualité du détourage et des ombres portées.
Elle nous raconte plusieurs anecdotes qui nous permettent de comprendre la personnalité de l’artiste. Les seuls ouvrages non couverts de poussière découverts par Hans-Ulrich Schlumpf traitaient de l’astrologie. Armand Schulthess y faisait de nombreux calculs. Il était très économe et utilisait des macules d’impression ou récupérait des petits bouts de crayons.
Lorsque Mirjam nous annonce le prix du livre, 160 CHF (127 euros) nous ne sommes pas surpris considérant les quatre cents pages de travail et d’attention fournis.
Mortadella, Christoph Hänsli, 2008 (no71)
Nous terminons notre visite avec un livre beaucoup plus léger mais tout aussi intéressant: Mortadella, conçu graphiquement par Cornel Windlin et Nazareno Crea.
Méticuleusement, Christoph Hänsli a photographié cent soixante-six tranches de mortadelle qu’il a ensuite reproduites sur trois cents trente-deux peintures (recto/verso).
Mirjam nous précise que pour ce travail, qui a duré environ un an, l’artiste a peint en plusieurs couches : huile, acrylique puis vernis; et nous invite à regarder un original, encadré au dessus de son bureau.
Elle nous explique ensuite que les couleurs pâles, en particulier la couleur peau, sont les plus difficiles à reproduire en quadrichromie. D’autant plus lorsqu’on doit le faire sur trois cents trente-deux pages (soit huit formes différentes). C’était l’horreur ! nous dit-elle. Au début c’était trop gris, ensuite trop rouge.
Mirjam conclut en nous expliquant que pour elle, le livre est un objet intemporel : tout le monde sait ce qu’est un livre même s’il ne lit pas.
Elle précise qu’un livre est comme de la porcelaine. Il doit être emballé dans du papier bulle et du carton pour être transporté, livré… Il est fréquent qu’elle reçoive des retours de commande à cause de livres abîmés durant le voyage. Quel gâchis !