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Marcia Burnier & Nelly

CD : Ok, ça marche. Donc l’idée c’était que… On travaille sur une biennale qui s’appelle Exemplaires et qui a lieu à Toulouse à l’automne 2021. Donc c’est une biennale qui porte sur les exemplaires et sur l’objet imprimé contemporain et nous, on a choisi d’orienter nos réflexions sur l’ici et maintenant, donc au vu du contexte actuel, ça faisait assez sens, et on a surtout choisi votre zine pour des questions qui portent sur l’urgence, le lien à la communauté, le peer to peer, la diffusion dans des espaces spécifiques et locaux. Voilà, donc c’est des questions que je vais ré-aborder dans ce que j’ai préparé pour vous. Mais j’aimerais aussi, peut être avoir plus d’informations sur le moment où vous vous êtes rencontrées. Qui est dans le… le collectif le Gang ? C’est ça ? L’association, collectif ?
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MB : Non mais en gros, le 8 mars pour toutes, c’était un collectif féministe, à Paris. Moi j’y était depuis un petit moment, ensuite, Nelly nous a rejoint, puis le collectif s’est dissous. Et avec une partie des personnes qui restaient, on a recréé le Gang, qui était un collectif. Mais en fait ça n’a pas tant à voir avec le zine, c’est vraiment des choses différentes, il se trouve que, plus ou moins en même temps, avec Nelly on se rapprochait sur des questions de… littéraires. Et on a eu envie de créer ce zine. Mais ce n’était pas tant lié au Gang. Il se trouve qu’on se connaissait via le 8 mars pour toutes quoi.
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MB : Y’avait un côté où, tu sais on se disait, je crois que si je… J’essaye de ne pas refaire l’histoire, mais il me semble que la chronologie c’est qu’il y a ça qui se passe à ce moment-là : Il y a le bouquin tiré de la thèse de Manon Labry qui sort, Riot Grrrls [^Ouvrage de Manon Labry, retraçant l’histoire du mouvement nord américain Riot Grrrl. Il est paru en 2016 aux Éditions La Découverte.], qui est sur l’histoire des Riot Grrrls. Ça parle pas mal de la pratique du zine, et je pense qu’il y a, à un moment donné, un truc où on se… en tout cas j’avais l’impression que c’était peut-être, je mets un peu la charrue avant les bœufs, mais j’avais l’impression qu’on s’était dit ça Nelly, c’était que c’est cool de publier sur Tumblr, mais à un moment donné, t’as aussi envie de créer un objet qui se diffuse en fait et qui permet de mettre en regards des textes différents. Et voilà, je crois qu’il y avait vraiment cette idée-là quoi, ce n’était pas juste « il se trouve qu’on écrit, qu’est-ce qu’on en fait ? », c’était aussi, « créons quelque chose », tu vois ? C’était assez cool on n’avait jamais fait ça avec Nelly, ni l’une ni l’autre, on avait regardé des tutos sur internet, mais il y avait aussi une question de faire un objet ensemble, de ces textes-là, et de les mettre en valeur.
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N : Oui, oui. Ouais c’était un moment en fait, oui je trouve que c’est ça. C’est qu’il y avait un moment aussi de partage où on se lisait nos textes où on regardait, on se demandait ce qu’on en pensait… Enfin, je veux dire, il y avait aussi cette dimension-là qui jouait. Et après sur ta question aussi, par rapport à ce qu’on s’est inspirées de choses qu’on avait enfin, si j’ai bien compris, de supports ou de choses qui étaient déjà présentes. Mais comme quand on dit « à l’arrache » c’est aussi que vraiment littéralement on avait : du papier, des ciseaux, du scotch, des images, enfin je veux dire c’était matériel, concrètement ce qui se passait. Et du coup je me rappelle que moi par exemple mon Tumblr, c’est le résultat de longues heures de procrastination devant internet //ahahahah// du coup j’avais plein de photos rigolotes ou des trucs que j’avais trouvé. On s’en inspirait pas mal pour faire la déco, au début en tout cas ! Ouais c’est une source d’inspiration.
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MB : Oui je crois qu’il y a un enjeu très fort sur, quels textes ont le droit de cité en fait, dans l’espace public. Même dans l’espace des zines, je me rappelle qu’on avait essayé de les mettre sur infokiosque et qu’ils nous avaient refusées. Et, je ne pense pas spécialement pour le contenu, mais enfin eux ils disaient : « c’est pas trop… ». Ils ne comprenaient pas trop ce que c’était. « C’est quoi ? C’est un zine littéraire ? Mais pourquoi il y a plusieurs numéros ? C’est pas une brochure ? ». Enfin voilà, et c’est vrai que comme ce que Nelly disait tout à l’heure, c’est vraiment la question des influences états-uniennes voire anglo-saxonnes, enfin un peu plus large, sur le spoken word il y avait vraiment cette question : en France, on a du mal à valoriser les contenus intimes. Moi souvent, je me rends compte que comme les textes ne sont pas de la fiction, il y a très, très peu de fiction qui a été publiée. Je crois qu’on s’est essayées toutes les 2 une fois, mais c’est tout. C’est comment tu qualifies des textes qui sont littéraires, mais qui parlent de choses vécues ? Et en fait, dans plein de pays, ils parlent de non-fiction et ils ont aucun souci à considérer que c’est de la littérature. Et moi j’avais l’impression que nous on était très attachées à ça. À dire que, tout le monde a des choses à dire sur son expérience de personnes minorisée pour un certain nombre d’oppressions et que c’est important qu’on entende ces voix-là. Et qu’on ne le relègue pas uniquement dans la catégorie du témoignage, qu’on considère que c’est une question littéraire, que par ailleurs, ça a de la valeur dans un zine littéraire, et que les gens ont envie de l’écrire. Après, nous on faisait pratiquement 0 sélection au cours des 16 numéros. On l’a peut-être fait une ou 2 fois quand c’est… Quand ça rentrait vraiment pas du tout. Mais sinon, à priori on a toujours pris un peu ce que on nous envoyait, et on ne faisait pas non plus beaucoup de modifs. À moins que les gens nous le demande, mais il y avait un peu un côté : cet espace c’est aussi le vôtre quoi.
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N : Non, non, mais je suis assez d’accord avec ce que tu allais dire, enfin je ne sais pas ce que t’allais dire. Enfin, déjà comme disait Marcia tout à l’heure, au début, on avait des envies, mais alors on savait pas du tout que ça allait nous emmener jusque-là et donc on a commencé par, comment dire ? Les personnes qui participaient, c’était des personnes qu’on connaissait plutôt personnellement avec qui on était en contact. Du coup, pas tant des appels à textes. Je te faisais lire des textes déjà existants généralement comme nous, qui avaient soif en fait de cet espace, pour publier leurs textes et du coup… voilà. Jusqu’au moment où vraiment ça a pris de l’ampleur et où là des personnes qu’on ne connaissait pas nous ont contacté, parce qu’on laissait toujours l’adresse mail sur les zines. Du coup, il y avait ce truc où les gens, spontanément nous écrivaient aussi pour envoyer leur contribution. Et à un moment donné… je ne sais pas si je rate des étapes donc peut être que tu rajouteras Marcia ! Mais j’ai l’impression que du coup il y a eu ce moment où les personnes venaient contribuer spontanément etc. et qu’il y a eu un moment aussi où on s’est posé la question du thème parce qu’on commençait à faire vraiment pas mal de numéros. Et qu’on s’est dit « OK, peut-être qu’on a aussi envie de NOUS décider, qu’est-ce que… ’fin voilà que de faire des… d’avoir des fils un peu, comme ça à suivre ». Là on a commencé officiellement aussi à lancer des appels à textes. Voilà, c’était un peu plus dirigé, quoi.
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Bon et après il y a eu 2 trucs : Je dirais qu’il y a eu certes, le fait qu’on a moins réussi à trouver des gens qui nous les imprimait donc il a fallu payer des fournitures. Mais aussi que je trouvais que dans la question d’une production artistique, de parler uniquement de coût de revient, combien ça te coûte les fournitures pour estimer ton travail, en fait c’est un peu biaisé, et ça nous prenait beaucoup de temps. Je ne sais pas, moi, j’ai eu l’impression Nelly, qu’on a eu pas mal ces conversations-là, au bout d’un moment. Que quand même bah ce temps-là, on ne le comptait jamais comme une dépense, ou comme un travail qui pourrait être compensé, même pas rémunéré mais juste compensé. Parce que j’ai le souvenir d’une fois une de nos premières zine fair, on avait dû faire 50 € on était limite… on avait l’impression qu’on ne méritait pas cet argent-là. Enfin tu vois, il y eu quand même un rapport à l’argent qui a été difficile et qui a évolué dans le temps quoi.
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MB : Oui et puis, on ne rémunérait pas les auteurs et les autrices, mais je crois que le truc c’est que ça aurait été… Je sais pas si tu te souviens Nelly, mais on avait eu une fois une question d’un journaliste qui avait fait un truc, qui nous avait demandé si c’était notre travail à plein temps ? On était là, « mais gars, on dégage 50€ de bénéfice sur 2 mois ! » Enfin, c’est toujours compliqué quand t’as pas du tout la capacité de rémunérer les gens même 10€. Mais en fait, tu dégages quand même assez de bénéfices pour te payer 2 pintes, et du coup t’as un peu l’impression, enfin tu te dis : « Ah ouais, mais du coup moi j’en tire… » Franchement, c’est des questions… Par ailleurs, c’est des sommes tellement dérisoires, moi maintenant ça me fait sourire, mais c’est vrai que sur le moment on était très attachées à discuter de ça.
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CD : Ouais c’est ça. Et puis il y a la question de l’accessibilité aussi du coup, qui est lié au prix aussi… alors j’imagine que vous avez vous aviez envie de de diffuser le plus largement ça et justement de sortir un petit peu des revues institutionnelles où des magazines, comme vous disiez donc…
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MB : Oui ! Après je crois que nous la question c’est ça, c’était tellement évident tu vois, le zine il est disponible en accès libre sur Facebook, il est, on l’a toujours envoyé ! Les fichiers imprimables sont envoyés gratuitement à n’importe qui le demande. Et c’est dit de manière assez claire. Donc, je pense que nous, on est toujours parties sur ce principe-là. On a fait plutôt le chemin inverse, on n’est pas tellement parties d’un principe où on s’est dit bon, « comment faire pour qu’il soit accessible ? » On s’est dit, bon on va le filer à tout le monde et puis ensuite on s’est dit « bon par contre, ouais, il faut quand même… ». Enfin, c’est vraiment un cheminement inverse. Mais c’est intéressant aussi.
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MB : Ouais moi je suis je suis assez d’accord. J’essaye de réfléchir, mais bon ça rejoint ce qu’on a dit, la question du prix pour moi, est quand même aussi vraiment liée aux conditions de production et… c’est pas un hasard à mon avis qu’on ait commencé à se poser la question du prix quand il y a eu plus de contributions, plus de gens, qui nous envoyait, que ça demandait plus de boulot et qu’évidemment on a commencé à payer les impressions ça c’est sûr que ça joue. Moi je crois qu’aujourd’hui, là où j’en suis, j’aurai plus envie de dépenser de l’argent pour que ce projet existe. J’aurais envie… Moi ça me va bien d’être à… enfin ne pas en dépenser, mais ne pas en gagner spécifiquement, mais par contre j’ai pas envie comme disait Nelly, d’en perdre. Ça, je trouve que… ça…
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MB : Il y a juste un truc, que je trouve qu’il faudrait rajouter. C’est aussi, enfin c’est peut-être, c’est bizarre, le lien que je fais, mais, j’ai l’impression que, nous l’idée ce n’était pas que notre zine soit pérenne, tu vois. On n’était pas dans un truc de : c’est notre formule et voilà, on était plutôt sur : regardez un zine c’est facile à faire, et tout le monde peut en faire et je crois qu’aussi on s’est… on a mis le zine en pause, dans un moment ou tout d’un coup il y a eu aussi plein de projets de zines qui ont commencé à sortir en France. Qui étaient plutôt… trop cools ! Moi j’ai l’impression qu’il y en a… Enfin qu’il y en a de plus en plus que c’est quelque chose dont les gens se sont emparés et du coup, c’est déjà arrivé évidemment, c’est pas la première fois que ça arrive, mais je trouve ça très chouette et je crois que c’est ça aussi la grosse différence avec un magazine où il y a une formule et t’as envie que ta formule soit justement pérenne, c’est ton but. Et que nous l’idée c’était un peu de dire mais, on n’est pas des pros et ça ne sera jamais pro et regardez, en fait tout le monde peut le faire et en fait, peut être si vous avez envie d’écrire des textes et de nous les envoyer, posez-vous d’abord la question de, est-ce que vous ne voudriez pas vous-mêmes faire un zine avec vos textes ? Enfin, je sais pas ce que tu en dit Nelly ?
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N : En fait ma connexion n’est pas terrible et du coup je crois que j’ai raté un bout de la question, je suis vraiment désolée et du coup est-ce qu’il y aurait moyen de répéter ?
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CD : Est-ce que vous avez eu des retours des contributrices et contributeurs par rapport à ce sentiment d’imposture et aussi s’il y a eu des personnes qui ont contribué régulièrement… Si vous aviez pensé aussi à comment signer un peu le zine, si vous mettiez des noms si les personnes utilisaient des pseudos, puisque c’est des choses très intimes enfin quel rapport y avait un peu à l’identité quoi ? Voilà. Est-ce que c’est assez clair comme question ?
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N : Bah, il y a plein de questions dans une question ! //ahah//
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MB : Le truc c’est que nous c’était : « je suis là, s’il faut être là », en fait. Parce que l’histoire de l’événement, c’est une personne qui contribuait régulièrement qui nous l’avait proposée et on a eu des demandes aussi de gens qui disaient « Ah, est ce que vous avez besoin d’aide pour fabriquer le zine ? » et c’est vrai que nous on n’avait pas trop envie ! À ce moment-là, on était un peu là, « bah non, c’est notre moment ». Donc ça c’est vrai aussi, on n’a pas ouvert la fabrication à plein de gens. Sur ce qu’on proposait c’était : si les gens voulaient donner des illustrations, bien évidemment qu’on prenait les illustrations que les gens voulaient. Et sur la question du pseudo ou pas, ça c’était vraiment… On n’a jamais rien… On ne s’est même pas posé la question, les gens nous envoyaient, on leur demandait comment ils voulaient signer et puis voilà quoi. Ça c’était tout. Je pense, tu corriges Nelly, mais qu’on n’a jamais mis nos noms de famille.
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N : Mais je ne crois pas en fait. Je ne crois pas avoir fait ça moi. Ouais, je crois même, quand j’ai contribué à des projets, même des trucs radio ou des choses comme ça. En fait, je crois qu’à aucun moment je donne mon nom de famille, je ne sais même pas si c’est vraiment un choix, je n’ai jamais vraiment réfléchi à la question. Ouais.
[…]
MB : Oui ce que je voulais dire, c’est sur la question d’écrire l’intime, parce que c’est quand même le gros du zine. S’est posée aussi assez rapidement une question, que je trouve des fois, et que t’anticipes pas, c’est la question de qui te lis ? Et qu’est-ce que ça provoque chez les gens ? En fait, le texte à un moment donné ne t’appartient plus. Puis il circule, il est interprété, réinterprété, et ça, je trouve que le zine était un bon apprentissage, parce que c’était progressif. C’est ça, ça s’est diffusé petit à petit. C’est d’abord des gens que tu connais, puis des gens que tu ne connais pas et comme dit Nelly, l’avantage, d’un zine, c’est qu’au contraire, d’un post Facebook qui est partagé par plein de gens que tu peux voir, les zines on a eu pendant longtemps aucune idée de comment ils circulaient et on s’est juste rendu compte de manière assez fortuite qu’il y avait des… endroits qu’on n’avait pas anticipés, d’où ils étaient. Mais ça, moi je crois que j’ai trouvé que c’était un bon apprentissage et que c’était intéressant de voir ce que ça peut provoquer un texte et de te rendre compte que tu ne peux pas tout contrôler.
[…]
N : Oui ok merci ! J’étais convaincue que ça parlait que de moi et que je n’ai pas pris soin de… par exemple, je ne sais pas. Je prends toujours mon exemple à la con là, des textes de ruptures. Mais c’est, de vérifier aussi que des détails que je donne, ou des choses que je dis, elles ne m’appartiennent pas qu’à moi et qu’est-ce que j’en fais ? Ça ne veut pas dire que je dois forcément prévenir je ne sais pas qui ou quoi mais… en fait c’est aussi ce rapport à quand je me sers de ma réalité et de mon vécu pour écrire quelque chose d’artistique, qu’est-ce que je fais des… qu’est-ce que j’en fais en fait, ouais. Ça me pose question un peu.
[…]
CD : //ahah// D’accord. Bon, ben moi j’ai plus de questions, voilà. Merci pour cet échange c’était chouette, et si vous n’avez pas de problème, là j’ai enregistré et normalement on est censé en faire une transcription. Donc, je vous enverrai la transcription pour que vous validiez, enfin si on garde tous les échanges etc. Voilà, juste pour vous donner une idée de ce qu’on a mis quand même au cas où vous voudriez changer, quoi… !

Mathieu Tremblin

*Mathieu Tremblin est un artiste français, il vit à Strasbourg et travaille en Europe. Nourri par les pratiques urbaines comme le graffiti, il développe une démarche artistique basée sur des actions en situation urbaine dans le but de « questionner les systèmes de législation, de représentation et de symbolisation de la ville. [^ voir le site web de l’artiste (link : http://www.demodetouslesjours.eu/ text : ici)] »
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MT : Ok, revenons à ta question. Tu l’as assez bien identifié, à l’origine les éditions Carton-pâte en 2007, ce sont des fanzines que nous pouvions réaliser avec des camarades issus de mon
crew de graffiti et que nous n’avions pas les moyens d’éditer en grande quantité. Il s’agissait de tirages confidentiels diffusés de la main à la main. Ils étaient presque vendus à prix coutant parce qu’ils coutaient cher à produire. Jiem L’Hostis, lui, utilisait vraiment la photocopieuse en collant les photos et le texte pour composer sa mise en page. C’est un parti pris qui existait à cette époque dans le monde du graffiti. De mon côté, je faisais de la mise en page avec des logiciels comme QuarkXpress ou InDesign : des outils liés à la production industrielle du livre. Très vite, je me suis dit que c’était dommage que le cadre éditorial soit tributaire d’une logique marchande. Je trouvais que ce rapport à l’autoédition à l’époque d’Internet méritait d’être repensé. Le mode de production induisait une certaine rareté. Je ne voyais pas en quoi limiter le nombre d’exemplaires apportait quoi que ce soit au travail.
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Cette nécessité était corrélée au fait qu’il n’y avait pas de modèle de structure intermédiaire ou institutionnelle pour l’accompagnement les pratiques non-commissionnées dans l’espace urbain. La présentation du graffiti ou de l’intervention urbaine dans un musée semblait par essence – et semble toujours – relever du paradoxe, puisque ce qui fait l’intérêt de ces pratiques c’est qu’elles adviennent en dehors des lieux dédiés à l’art. La forme de la documentation – et son archive – présentait par contre un intérêt parce qu’elle posait la question du processus de légitimation. S’il y a archive, il y a une collecte d’informations autour de l’œuvre urbaine. Qui prend les photos ? Est-ce qu’on doit tout archiver ? Comment faire le tri dans la matière récoltée ? Comment y accéder ? Cette forme d’archive spontanée s’épanouissait déjà sans limite sur les sites des artistes urbains. Adopter le modèle de la publication
open source permettait de résoudre certaines de ces questions en prolongeant l’horizontalité de ces formats : Carton-pâte proposait un modèle de production et de diffusion do it yourself parce que le web était encore un espace autoédité et décentralisé.
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MT : Pour moi la question de l’
in situ en ligne est différente du travail de la maison d’édition, parce que je fais une distinction entre le geste artistique et le geste éditorial. Certains gestes que j’ai pu faire sont directement assignés à exister sur Internet : ils vont être accessibles directement sur un espace dédié, pas sur le site des éditions Carton-pâte. C’est par exemple, le principe d’une exposition accessible temporairement, une sorte d’exposition en ligne à laquelle tu ne peux accéder que par tel ou tel biais : un zip à télécharger sur WeTransfer, une adresse html qui ne sera valable que pendant un certain temps, etc. Comme la série de vidéos de Eva et Franco Mattes intitulée Dark Content [^Eva & Franco Mattes, Dark Content, 2015. Une série de vidéos qui rend visible le travail des modérateurs de contenu des plateformes web. Contrairement à une idée reçue, ce travail n’est pas réalisé par des algorithmes mais bien par des hommes et des femmes, que les artistes ont rencontrés et dont iels ont recueilli les témoignages. La série de vidéos est visible sur le navigateur Tor. Consulter le site web des artistes ici.] qui n’était accessible que sur le dark web et qui t’obligeait à télécharger le navigateur Tor. De cette façon, j’ai pu utiliser Tinder comme outil de documentation et de diffusion de ma pratique d’intervention urbaine entre 2017 et 2018 [^Mathieu Tremblin, Matching with Urban Intervention, 2017-2018. Consulter la page web dédiée sur le site de l’artiste ici. Matching with Art, Location & Internet, 2019, vidéo disponible ici.]. Il y avait aussi une histoire d’éditorialisation : je faisais une série de photos et je la mettais en page sur un format donné. Seulement le mode de diffusion était géolocalisé. Il était lié à mes préférences sur l’application et à la temporalité où je l’utilisais.
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Pour moi la question de l’
in situ en ligne fonctionne par rapport à ce type de propositions, pas par rapport aux éditions Carton-Pâte dans leur ensemble. Je trouve l’idée d’in situ en ligne intéressante, mais il faut s’intéresser à ce moment-là aux modes d’accès, aux formes du code, au registre d’énonciation, etc. Étienne Cliquet a fait ce geste très simple il y a quelques années, que l’on pourrait considérer comme une intervention sur son propre site web www.oridigami.net. Il faisait changer la couleur de l’écran en arrière-plan en fonction de l’heure du jour ou de la nuit à laquelle on le consultait. La seule manière de s’en rendre compte, c’était de consulter le site plusieurs fois ou de laisser la page ouverte pendant plusieurs heures. Et ce qu’il disait aussi à propos de cette pièce, c’est que quand lui-même travaillait sur son site web, ça lui permettait de conscientiser le temps qu’il passait dessus.
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MT : Effectivement, j’ai fait quelques éditions sur cette question là. Chaque
writer procède à une éditorialisation de sa pratique du graffiti lorsqu’il compile les photos de ses pièces dans un blackbook : c’est son espace personnel d’archive. Il est confidentiel puisqu’il constitue aussi une preuve à charge. De la même façon, chaque artiste urbain compile lui aussi les images de ses interventions sur son disque dur. Seulement, leurs interventions urbaines seront souvent rendues publiques à leur corps défendant, remarquées par les passants pour leur singularité créative et documentées par des photographes amateurs. On retrouvera ainsi une image d’une œuvre urbaine croisée dans la rue au détour d’une page web, publiée sans l’aval de l’artiste aussi parce que l’œuvre n’est pas signée ou que l’artiste reste anonyme. Le travail échappe à son auteur et sa circulation en ligne donne une existence autonome à l’œuvre urbaine, au-delà de son existence propre dans la ville.
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À partir du moment où les gens accèdent gratuitement aux fichiers d’impression, toutes les opérations qui vont suivre vont les amener à considérer le travail que représente le suivi de production. En investissant ce temps-là, ils n’ont certes pas payé l’artiste, mais ils vont se rendre compte de ce que ça coûte vraiment de produire de l’art, de produire des affiches ou des éditions. C’est-à-dire que c’est gracieux plus que gratuit, en définitive. Le basculement du
copyright vers le copyleft se joue surtout dans la responsabilité individuelle qu’induit ce droit à la mise en circulation. Transposer des logiques de logiciels libres vers l’art confère une dimension programmatique à l’œuvre, mais le réel enjeu n’est pas juste dans la libération du joug propriétaire. C’est un point de départ. L’enjeu est dans l’activation du protocole : il faut faire les choses. Cette dimension opérationnelle de la pratique artistique à travers le prisme de l’édition do it yourself, c’est une manière d’initier les gens à la créativité. Se confronter aux questions techniques et se questionner sur les moyens de production est émancipateur en soi, au-delà du contenu de l’œuvre produite même.
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Démo de tous les jours c’est aussi une sorte d’ascèse : au lieu d’asseoir sa pratique artistique sur un curriculum vitae – « je suis artiste parce que j’ai fait tant d’œuvres et d’expositions », il va s’agir de se poser la question de l’actualité de sa sensibilité et de son désir – « ok, j’ai fait ça, mais qu’est-ce que je fais aujourd’hui ? ». C’est une affaire d’auto-discipline qui permettrait de maintenir la pratique dans le domaine du vivant plutôt que de la destiner à sa propre taxidermie. Cette recherche d’une constante de vie dans la pratique, c’est une manière d’aller vers plus de précision, plus de justesse, plus de finesse. Si on me demande de regarder rétrospectivement mon travail et qu’on me demande quels travaux sont les plus décisifs, je ne garde généralement que cinq à dix travaux ; et souvent les plus récents. Mes exigences se déplacent et évoluent. Le contexte n’est plus le même et finalement je me dis que je préférais faire des gestes très légers. Puis quelques temps plus tard, je me dis que j’aimerais bien faire des œuvres plus permanentes, qui restent et sur lesquels je pourrais revenir pendant dix ans. Je pense que c’est ça le rapport à la démo, comment on peut demeurer dans la tentative et l’expérimental, plutôt que dans le résultat. Comment on est dans une dimension processuelle dans notre rapport à l’art, plutôt que dans une logique de production et de monstration. C’est à cet endroit qu’advient le basculement entre les pratiques artistiques urbaines du début du XXe siècle – où l’idée c’était de s’émanciper de l’espace de galerie – et celles des années 1980-1990 dont une bonne part ont voulu rester dans la rue. Je pense notamment à Antonio Gallego [^Peintre et plasticien français né en 1956 qui a pratiqué le collage de fresques réalisées sur papier avec le collectif Banlieue-banlieue, entre 1982 et 1987.], Ox [^Ox est un artiste français, il vit et travaille à Bagnolet. Il a co-fondé le collectif les Frères Ripoulin avec Claude Closky et Pierre Huygues. Il pratique le collage d’affiches en s’appropriant des espaces d’affichage publicitaires. Pour voir son travail, consulter son site web ici.] ou Jean Faucheur [^Jean Faucheur est un artiste plasticien français né en 1956. Il a également co-fondé le collectif les Frères Ripoulin, et pratiqué le collage sur des panneaux publicitaires. Consulter son site web ici.] par exemple qui ont appartenu à cette nouvelle vague d’artistes urbains contemporaine de la première génération de graffeurs en France et qui sont beaucoup intervenus par voie d’affichage au sein des collectifs Banlieue-banlieue [^Groupe d’artistes formé en 1982 à Poissy, initialement composé d’une dizaine de membres, dont Alain Campos, Anita Gallego, Antonio Gallego, José Maria Gonzalez et Daniel Guyonnet. Consulter le blog du groupe ici.] ou les Frères Ripoulin [^Groupement d’artistes parisien·nes actif entre 1984 et 1988, parmi lesquel·les Jean Faucheur, Ox, Claude Closky, Pierre Huygues.]. Ce basculement, c’est une sorte de nécessité intrinsèque assez libertaire, une volonté de ne plus être assujetti à son statut d’artiste ou à la manière dont l’art est montré. Il s’agit de prendre en charge les moyens d’existence de l’art plutôt que de se limiter à sa production et de déléguer sa diffusion à des tiers. C’est une dynamique autogestionnaire qu’on peut retrouver aussi dans la culture techno, dans la culture skate, et dans le graffiti ou le hacking aussi, quelque part.
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De fait, avec mon collègue David Renault lorsqu’on a commencé à faire des expositions en duo en 2008, on avait envie de faire des livres d’artiste pour rendre visible tout le travail d’enquête urbaine préalable qui inspirait nos œuvres et nos interventions. Comme on n’avait pas les moyens de faire des tirages à grande échelle, on éditait nous-même. On allait chez le reprographe, on en faisait un, deux, trois exemplaires. On en mettait un en consultation dans l’exposition, et voilà. Parfois, on documentait les œuvres de l’exposition et on en faisait un petit catalogue. Carton-pâte a constitué une réponse en actes à une des questions persistante à laquelle nous étions sans cesse confrontés : que se passe-t-il quand on a un budget de production et que le budget permet soit de produire l’exposition, soit de produire le catalogue, soit de se rémunérer, mais aucun des trois à la fois ? Celle-ci ouvrait à une autre plus précise : pourquoi notre rapport à l’édition devrait-il forcément se plier à des logiques de production industrielle, alors que lorsqu’on travaille dans l’espace urbain, on travaille à l’économie de moyens ?
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PM : Je voulais rebondir sur cette notion d’urgence et d’économie de moyens. Pour moi, il y avait une forme d’écho avec la notion d’ici et maintenant. Ce que tu expliques dans une exposition où tu as un budget donné, tu vas dépenser une partie de ce budget dans l’installation, l’exposition, et tu ne vas pas forcément avoir les moyens d’avoir un catalogue. Il y a donc la question de faire avec les moyens du bord, et ici et maintenant, dans un temps donné avec un budget et un matériel donné.
[…]
MT : La typologie de gestes éditoriaux en question, c’est celle qui part du fanzine et qui va jusqu’au livre-objet, en passant par les multiples supports que l’on retrouve disséminés dans notre quotidien urbain : affiche, autocollant, tract, etc. Il est question de conserver la liberté formelle et conceptuelle qui a pu exister avec les premiers livres d’artiste des années 1960 qui étaient très artisanaux ; certains artistes ont pris le parti de s’affranchir totalement des conventions éditoriales en faisant par exemple disparaître les informations éditoriales, en n’ayant pas de numéro ISBN voir en effaçant jusqu’à leur propre nom. Le passage au numérique permet de dessiner un cadre éditorial professionnel et une traçabilité où ces informations qui deviennent comme des sortes de métadonnées en ex-libris et de rejouer dans le même temps cette dimension bricolée. C’est d’ailleurs la fonction de la jaquette à motif de papier marbré – l’identité de Carton-pâte – qui vient « encapsuler » les éditions du catalogue et indexer les informations du contexte de création, qui dès lors n’ont pas la nécessité d’apparaître dans l’édition même.
[…]
PM : Donc ça répond un peu à la question que je me posais ensuite. Le fait justement que ça n’ait pas été réalisé sur un mur, est-ce que ça différencie vraiment le geste du croquis en soi, qui devient une pièce que tu peux éditer et diffuser ? Ça la différencie vraiment du travail que tu vas faire en peinture ?
[…]
MT : Oui, en quelque sorte. J’avais appelé cette série « croquis d’étude », littéralement
Study Sketch. Ce que je fais en peinture a un intérêt parce que je le fais dans un certain contexte. Je choisis un mur et comme je procède la plupart du temps sans autorisation, je n’ai aucune certitude que l’intervention reste ; elle va vraisemblablement générer des réponses ou des interactions multiples et inattendues à cause de cela. Si je fais ce même travail sous forme de dessins, qu’il ne reste plus à voir que le pseudonyme des tagueurs sans leur calligraphie originelle en référence, je soustrais en quelque sorte toutes les questions que l’action sur le terrain va soulever. Le dessin a son autonomie et je préfère que cette autonomie trouve une place dans le quotidien plutôt que dans un espace d’exposition. L’intérêt de l’édition, c’est qu’elle circule dans les espaces du quotidien, qu’elle a une existence dans la vie de tous les jours comme l’art dans l’espace public. On rencontre autant une œuvre urbaine de manière fortuite en marchant dans la rue, que sa documentation sous forme de publication en ligne au détour d’un blog, dans le fil d’un réseau social ou imprimée dans un magazine ou un livre. On arpente indifféremment une ville ou un livre, et l’œuvre est trouvée plutôt que montrée.
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Ma maison d’édition open source favorise cette fluidité : on peut très bien télécharger sur ton téléphone le PDF, mais aussi aller au reprographe du coin, l’imprimer et l’accrocher chez soi, sans même avoir été en dialogue avec l’auteur, sans même se poser la question de savoir si c’est de l’art ou pas. On retrouve l’évidence assez banale de la consommation culturelle de masse et du piratage, de la copie, de la contrefaçon. La création trouve son chemin et participe de manière naturelle à une intensification de la vie.
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PM : Une question que je me posais aussi c’est quelle était ta volonté ou selon toi qu’est-ce que ça produit de diffuser ces compositions sous forme imprimée ?
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La série
Preliminary Sketches pourrait très bien exister sous forme de tirage A4 ou d’affiches 4 × 3. Ce sont des dessins vectoriels avec une esthétique très liée aux logiciels d’architecture : modélisations, potentialités, plans, étapes de travail. Et ils sont intéressants pour cela, parce qu’ils ne sont pas l’intervention réalisée. Ils racontent autre chose, comme le plan d’architecte qui n’est pas le bâtiment fini. Le plan devient d’autant plus intéressant qu’il y a eu une opération de construction. La construction lui donne son autonomie, lui donne son existence propre, documentaire. Le plan peut être étudié ou servir de référence quand on va revenir sur la construction. Sa valeur va être liée à ce qu’on projette comme usage plus qu’à la question esthétique. Ces croquis d’étude sont un jeu avec le dessin d’architecture et les manières de représenter et fabriquer de l’urbain. Les architectes ne dessinent jamais les potelets parce ce qu’il vienne gâcher le rythme visuel qu’ils s’efforcent d’insuffler à leur façade. Ils ne dessinent pas non plus les poubelles et les détritus qui vont venir s’insérer dans les interstices et les recoins. Ils ne dessinent pas les tags, alors que ce qui rend une ville vivante, ce sont les traces laissées par celles et ceux qui la pratique. C’est à cet endroit qu’il y a un enjeu à ces croquis d’étude, différent et autonome de l’intervention Tag Clouds : reprendre un registre graphique lié à une modélisation de la ville et réintroduire des signes présents dans la ville ; des signes qui sont gommés des représentations de la ville et occultés, recouverts ou effacés dans la ville pour obéir à un certain mode de gouvernance et de gestion de l’espace public.
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PM : Ensuite j’avais d’autres questions, notamment si tu as produit ces affiches avant ?
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MT : Est-ce que tu as vu la revue
Alea [^Alea “Espaces et corps parcourus et traversés”, Carole Douillard, Paris, Éditions Carton-Pâte, October 2017, A3 recto, 36 p., ISBN 979-10-95982-19-7] ? C’est littéralement une revue dont le format est pensé pour être présenté dans un espace de vitrine. Le nombre de pages, la manière dont va être réparti le texte, les images, s’il y en a, tout cela va être agencé en fonction de l’espace où la revue va être présentée en placard. Et ensuite sur le site, les pages de la revue sont rassemblées dans un PDF en recto. La revue est pensée pour être montrée une première fois dans l’espace public et consultée de cette manière là. Cela se joue à trois niveaux de lecture : un texte qui est fait pour être lu à l’échelle du chemin de fer déployé sur la vitrine ; ensuite, lorsqu’on se rapproche, il y a les images ; et enfin au plus près, il y a un entretien sur la question de l’enregistrement des traces et des expériences urbaines. J’en ai fait une avec Carole Douillard qui était pensée pour une vitrine de FRAC. J’aimerai bien présenter le prochain numéro dans la vitrine d’un reprographe. La difficulté, c’est toujours la négociation ; c’est plus facile de négocier une vitrine avec un espace d’art qu’avec un espace commercial. Le commerçant y verra un manque à gagner, alors que l’espace d’art institutionnel ou associatif embrassera la proposition parce que c’est sa mission de donner une vitrine à des projets artistiques. À mes yeux, Alea est vraiment une édition in situ, c’est-à-dire que le chemin de fer de la revue est vraiment conçue en fonction de l’espace où elle va être présentée. Et bien sûr, elle est téléchargeable en ligne, on garde la même logique.
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PM : J’avais une question à laquelle tu as presque répondu tout à l’heure, c’était si le fait de distribuer les affiches
Tag Clouds était une forme de restitution, de documentation ou de réactivation de ton travail ?
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MT : Les
Study sketches avait été faits dans la perspective d’un dossier pour présenter le principe de l’intervention dans un cadre qui n’a finalement pas abouti. Pour Tag Clouds Parable, c’est une proposition préméditée. À chaque fois qu’on me sollicitait pour la publication et la diffusion dans la presse de la documentation de Tag Clouds, j’envoyais les mêmes images pour avoir le plus d’occurrences possibles de ce travail. J’avais choisi de ne pas m’inscrire à l’ADAGP parce que je souhaitais que mes images conservent la même accessibilité que les œuvres urbaines qu’elles documentent, et que le contrôle algorithmique de la propriété intellectuelle en ligne y contrevenait. De fait, je savais qu’il serait quasi impossible d’être rémunéré pour une diffusion – puisque les médias préfèrent traiter la question du droit par le biais de cet organisme plutôt qu’avec les auteurs des œuvres –, alors je demandais une copie papier de chaque publication. À l’origine, je pensais découper dans les magazines ou les livres, et épingler variations des mêmes images imprimées comme des papillons pour en faire une œuvre unique, une fois arrivé à une collection assez conséquente. Et puis finalement, ça m’embêtait de recréer de l’unicité alors que ce qui m’importait, c’était la question de l’accès à l’œuvre urbaine par sa documentation et sa diffusion ; je suis reparti sur un projet éditorial. Plutôt qu’être le personnage de la fable, formuler le geste comme une hypothèse éditorial. C’est devenu une sorte de projet de recherche qui me permettait de revenir sur le buzz en ligne de 2016. Depuis 2010 où j’avais commencé cette série d’interventions urbaines, j’avais fait attention à ce que Tag Clouds ne devienne pas viral. Entre autres, parce que je sais très bien que quand une œuvre devient virale, l’auteur devient l’artiste d’un seul projet. Or, Tag Clouds représente un centième de mon travail, ça aurait été un peu ridicule de réduire des années de pratique à une seule œuvre. Cela peut être une stratégie de communication pour certains – un jeu avec l’économie de l’attention –, mais en ce qui me concerne la destination de mon travail a toujours été l’espace urbain et non le marché de l’art. Je ne voulais surtout pas me retrouver dans une situation où les municipalités m’inviteraient pour réaliser un Tag Clouds : la proposition se serait déplacée vers le repeint hygiéniste de ce qu’ils considèreraient comme des murs de tags « moches ». Ainsi, à chaque fois qu’on m’a demandé de réaliser cette intervention dans le cadre d’un programme, j’ai refusé. Et j’ai continué à la réaliser spontanément sans commissionnement et sans autorisation. Le buzz autour de cette intervention m’a fait réaliser qu’entre les années 2000 et les années 2010, le web décentralisé s’est transformé en réseau privé-public avec les médias sociaux. Avant les curieux, amateurs et journalistes allaient consulter les sites web des artistes et y découvraient les éléments de contexte publiés qui les renseignaient sur le processus créatif et le contexte de l’œuvre urbaine. Aujourd’hui, les œuvres urbaines diffusées via leur documentation sur le web sont réduites à des images dont l’intérêt fluctue avec le marché de l’attention. Elles deviennent des éléments d’une conversation plus large que celle qui les relie à leur contexte urbain, comme des sorte de template de mèmes. En remettant récemment en circulation ces Study Sketches, j’ai voulu réintroduire d’autres registres d’images qui renseignent le processus de création, le travail d’observation et de préparation préalable qui correspond aussi au rythme et aux usages de la ville plutôt qu’à ceux, instantanés, des réseaux sociaux.
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MT : Ah ! Ici et maintenant : un des premiers sujets en arts plastiques proposé par l’artiste-chercheuse Françoise Vincent-Feria [^Artiste chercheuse travaillant avec Elohim Feria au sein du duo Vincent+Feria. Le duo travaille par des installations, performances et dispositifs évolutifs sur des questions environnementales et sociétales. Pour en savoir plus, consulter leur site web ici.], qui était maître de conférences à l’Université Rennes 2 en 2000 – et qui est devenue quinze ans plus tard ma directrice de thèse. C’était ma première performance. Avec mon camarade Damien Mousseau, on avait organisé un petit déjeuner pour tout le bâtiment Mussat. Aussi parce qu’elle nous avait montré le travail de Rikrit Tiravanija [^Artiste thaïlandais né en 1961, il vit et travaille entre Berlin, New-York et Bangkok. Son travail est associé à l’esthétique relationnelle et questionne la globalisation dans ses aspects sociaux et relationnels. Il a notamment organisé des espaces-temps d’exposition participatifs en organisant des repas partagés.]où il faisait manger des nouilles lyophilisées dans un espèce de dispositif de barque. Cela faisait écho à la thématique de la Biennale de Lyon.
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PM : Non, tu fais bien de parler d’actualité parce que justement notre sujet de recherche ici et maintenant, ça vient aussi du contexte actuel, des confinements, déconfinements, couvre-feu, qui nous fait nous questionner sur les manières d’être présents les uns avec les autres, de trouver des solutions pour se voir et travailler ensemble… Il y avait quelque chose sur lequel je voulais te questionner c’est l’accès qu’on a maintenant à l’espace urbain, qui est très restreint... Est-ce que ça change quelque chose dans ta pratique ?
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MT : J’ai participé à des propositions artistiques pendant et après le confinement qui étaient liés à cette question, notamment avec un projet collaboratif qui s’appelait
Decameron 19. Le Décaméron* est un recueil de cent nouvelles du XVe siècle : post-pandémie de peste, dix jeunes gens se retrouvent dans un domaine luxuriant à l’écart de la ville et discutent pendant dix jours de dix sujets de conversation. Deux amis artistes-curateurs anglais ont rejoué ce scénario et l’ont déplacé en ligne en lui donnant une dimension internationale. Pendant dix semaines, chaque participant devait tour à tour proposer une incitation dont découlait une conversation en actes, donnant lieu à des interventions et actions urbaines. Avec le décalage horaire, de l’Europe à l’Inde ou la Russie, nous n’expérimentions pas les mêmes conditions de vie et de circulation. Cet échantillonnage de postures gouvernementales en regard de la pandémie m’a permis de beaucoup relativiser la situation en France.

Camille Bondon

Tout ceci nous a donné envie d’échanger avec elle et de lui poser quelques questions sur ces sujets.*
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CB : J’ai commencé à noter les choses, à noter le temps quand j’ai arrêté d’être étudiante. Il y avait un aspect un peu vertigineux car quand tu es étudiant tu as un planning qui t’est donné, mais après c’est à toi de décider de ta vie. C’est une pratique qui a donc commencé pour me rassurer, pour voir un petit peu ce que j’avais fait et archiver finalement toutes mes actions. Ça a été aussi un prétexte pour dessiner, parce que je ne suis pas une grande dessinatrice, enfin je n’ai pas de projet de dessin dans ma pratique artistique. Mais ce truc là, d’avoir à noter un peu, par exemple tous les repas que je prends, c’est une sorte de « micro-contrainte » pour pouvoir faire des dessins un petit peu tous les jours. Plus j’ai continué à le faire, plus je voyais que ça m’aidait aussi à structurer mes journées, à établir un peu des programmes. Et à chaque fois que j’essayais de trouver un meilleur modèle d’agenda, je voyais que finalement, l’espace du temps, sa matérialité, avait une forme d’influence ou d’incidence sur la perception que l’on a du temps. En posant la question autour de moi — parce qu’on a un goût partagé avec d’autres amis pour ces histoires-là — je me rendais compte que eux préféreraient les déroulés horizontaux ou verticaux des journées, d’autres voulaient avoir le mois pour avoir une sorte de vision à long terme. Je me suis dit que là, il y avait finalement une sorte de sujet commun, collectif, et que ça pourrait être intéressant d’essayer de faire un tour de cette question, pour voir comment les autres font aussi pour se dépatouiller du temps. Souvent, les questions que j’adresse aux autres pour créer des pièces, sont des questions de l’ordre du commun. Je me dis que si on partage nos savoirs et nos compréhensions de ces communs-là, la vie serait finalement plus simple.
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CD : Tu questionnais un peu en faisant des enquêtes autour de toi, avec tes proches ?
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CB : Oui, ça commence souvent par l’entourage. Parce que c’est plus simple d’aller poser la question à ton ami, à ta copine, à tes parents, aux grands-parents aussi qui sont assez partant pour ce genre de choses. Ce sont des gens dans lesquels j’ai confiance, il s’agit du premier cercle de complices avec lequel tester la formulation. Poser une question paraît tout simple, mais certaines questions peuvent orienter les choses d’une manière ou d’une autre. Moi j’essaie de garder les portes ouvertes pour que les réponses soient les plus larges possible. Et avec ce premier cercle de complices, cela me permet d’ajuster mon protocole, ou de mieux définir la question que je me pose. Je ne sais pas par avance les questions que je me pose, mais c’est en parlant avec les autres qu’elles émergent et qu’elles se formulent. Il y a toujours ce premier temps qui est un peu le temps d’incubation, où j’en parle autour de moi et après je lance un appel plus large.
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CD : Qu’est-ce qui fait que quelque chose va retenir ton attention, et que tu auras envie d’explorer cette question ?
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CB : C’est une bonne question. Pour tous les projets que je n’ai pas encore le temps de réaliser, depuis quelque temps je les écris, je fais des sortes de courtes nouvelles. Ça s’appelle
Les possibles, ce sont des histoires en quelques lignes qui racontent ce que sera le projet, comme si il était déjà réalisé. Et sinon je n’ai pas de réponse à t’apporter. Je pense que c’est une histoire de fréquence. Par exemple, l’intérêt pour les drapés, ça n’est pas venu comme ça, c’était une question qui m’intéressait déjà. Et puis, mon compagnon connaissant cette envie de faire quelque chose avec ça, m’a offert un sac simplement noué en furoshiki[^ Technique japonaise de pliage et de nouage de tissu pour emballer des objets.]. Après, moi, je me suis posée des questions sur les sous-vêtements, et je suis tombée sur des culottes japonaises, un peu comme des pagnes, ce sont des vêtements juste noués, et j’ai trouvé que c’était hyper confortable. Après, on est parti en voyage en Grèce et il y avait du drapé tout le temps, partout où tu regardais, c’était que des toges. Alors, c’est que d’un seul coup, à un moment donné c’est une évidence, c’est partout autour de toi, tu ne vois que ça. Donc tu es obligée de faire quelque chose dessus. Mais ça prend du temps, les pliages de tissus, je pense que la première fois que j’ai commencé à y penser j’étais étudiante à Caen, en 2010. Il y a des projets qui sont là, et ils leur faut peut-être dix ans pour arriver à éclore. Alors qu’il y en a d’autres, par exemple la collection des premières pages, j’ai passé vachement de temps à retourner dans les bibliothèques, à emprunter tous les livres, à demander aux copines qui m’avaient prêté des livres pour pouvoir scanner toutes les premières pages. Donc j’ai toutes ces premières pages, le projet est là, mais il n’a pas encore trouvé d’espace physique pour que je puisse faire ma tapisserie de toutes mes premières pages, comme une sorte de bibliothèque de livres ouverts.
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CB : Moi j’ai voulu uniquement des agendas de l’année 2017, enfin d’une année en particulier, parce que j’étais intéressée par ces histoires de choses communes. C’est-à-dire que cette année-là, c’est notre axe central, et nous on l’a toutes vu depuis notre point de vue. Au début, pour la forme de
La mesure du temps, j’imaginais dire une date et regarder dans tous les agendas ce qui s’était passé à ce moment. Notamment je voyais une date qui revenait beaucoup, c’était les élections présidentielles, de voir « élections », « voter », « premier tour », comment les gens notaient cette chose qui était la même pour tout le monde, mais chacune n’avait pas la même manière de le dire. Une autre date qui revenait aussi c’était mon anniversaire, parce que j’ai fait une grosse fête pour mes trente ans, et mes amis l’ont marqué avec plein de cœurs, plein de petits schémas, et je trouvais que c’était chouette aussi d’avoir cette entrée-là. Mais je me suis rendue compte que c’était trop artificiel de prendre ces dates communes, elles m’empêchaient de parler de tout un tas de trucs géniaux qui se passaient ailleurs. Un autre montage que j’avais envisagé, c’était de parcourir un an, en faisant une semaine chez quelqu’un, puis une semaine chez quelqu’un d’autre, de faire une sorte de zapping. Mais pareil, c’était justement une règle, qui arrivait, qui était parachutée. Et finalement le fait d’en parler avec d’autres « ohh attend j’ai reçu un truc génial cette semaine, regarde il utilise des smiley bières qui trinquent pour dire que c’est les vacances dans son agenda ». Finalement cette écriture là du cœur plutôt qu’une écriture de la tête dans La mesure du temps, c’est celle qui m’a semblé la plus juste. Mais pour en revenir à ton agenda, le fait de ne pas écrire, je trouve que c’est très bien aussi. Il y a une espèce de flou, où on se sait pas quel mois c’est... Ce flou là, le fait de retirer de l’information c’est bien. Enfin c’est quelque chose que tu as fait intuitivement et ce n’est pas anodin. À toi de décider si tu le gardes ou pas. Quand tu écris « Océane entre parenthèses m’a dit que trois petits points », là tu as aussi la question de la parole rapportée. Comment dans ton journal, tu convoques des paroles d’autres personnes ? Et tu as les prénoms, j’aime bien les prénoms parce que ça peuple. Tu pourrais avoir « O. », tu pourrais avoir une autre typographie, ça pourrait être aussi juste « Océane, les suffragettes... » enfin c’est à toi de décider. Tu es un peu à la frontière d’une pièce de théâtre, tu as plusieurs niveaux de lecture, des didascalies, et c’est vachement intéressant entre ce qui est écrit et ce que tu vas dire, par exemple est-ce que tu dis « J » pour dire « jeudi », ou est-ce que tu dis « jeudi » ? C’est la marge entre la partition, ton texte et son interprétation. Par exemple « samedi j’ai fait un rêve en forme de visioconférence », tu as mis des parenthèses, pour moi cela veut dire que c’est dans un registre plus intime, donc tu le mets entre parenthèses un peu pour le protéger. Je me demande comment tu l’as notifié dans la version lue à voix haute ?
[…]
CD : Et bien celle-là je l’ai pas lue, donc je n’ai pas eu à me poser la question. Mais je l’ai mise entre parenthèses parce que je ne savais pas si je voulais la laisser dans le journal de la biennale. Parce que c’était plus quelque chose qui m’était arrivée et pas vraiment une information. En fait quand je l’ai vue avec les parenthèses encadrées je me suis dit que ça fonctionnait bien en fait parce que justement c’était une information plus intime.
[…]
Une autre personne que j’aime beaucoup, c’est Adrianna Wallis[^ Adrianna Wallis est une artiste plasticienne française.
Les Lettres ordinaires est un projet commencé en 2016, à partir de lettres perdues, c’est-à-dire qui n’ont pas pu atteindre leur destinataire ou retourner à leur expéditeur.], c’est avec elle que je fais le projet des nappées. Un jour elle a cru voir une lettre perdue sur le bord de la route alors qu’elle conduisait, elle s’est arrêtée et a fait demi-tour. Bon c’était une facture de boulangerie, mais elle s’est demandé « en fait, où vont les lettres perdues ? ». Et j’adore parce qu’elle a un culot génial, elle a appelé la poste pour leur poser la question, et elle a demandé à être en résidence au centre de tri à Libourne à côté de Bordeaux, qui ouvre et trie toutes ces lettres. Elle a passé une semaine là bas, à lire des lettres, à découvrir des pratiques un peu thérapeutiques de lettres, pour résoudre des choses, que tu adresses à Catherine Fauxnom, rue de la Famille, 36200 Pardon, des choses comme ça avec des adresses imaginaires. Une boîte de Pandore incroyable. Elle a été est dépositaire officielle de ces lettres perdues pendant plusieurs années. Elle a des cartons de lettres qui lui arrivaient à l’atelier, et elle organise depuis des relais de lecteurs et de lectrices pour lire à voix haute ces lettres pour qu’elles trouvent des destinataires. C’est hyper beau.
[…]
CB : Justement, Adrianna travaille beaucoup avec une avocate pour toutes ces questions. Effectivement, il y a la vie privée, mais il y a aussi le droit d’auteur, les gens sont auteurs de leurs lettres. Donc elle fait un tri, elle n’utilise que les lettres où l’on a pas d’indices pour retrouver l’autrice. Dans la forme de son projet, elle fait lire et écouter les lettres, et si tu es lectrice, tu signes une décharge comme quoi tu ne feras pas de photos ni d’enregistrement. Finalement elle n’utilise que l’espace éphémère de la parole, et c’est ta mémoire qui va archiver mentalement les lettres. Mais elle ne diffuse pas le contenu tel quel, et ni en entier. Ce qui est un peu un truc comme ça, parce que concrètement, il reste un flou juridique là-dessus. C’est une question que je me suis posée, lorsque j’ai réédité une partie d’un texte de Jacques Rancière,
Le Maître ignorant. Je lui ai écrit, ainsi qu’à la maison d’édition, pour leur parler de ce que je voulais faire et leur demander l’autorisation, mais je n’ai pas eu de réponse. Il y a des moments où tu fais des choses dans l’illégalité, et il y a des négociations que tu fais avec ta conscience parce que tu trouves que c’est important de le faire. Surtout, je trouve que Le Maître ignorant, de Jacques Rancière est un texte formidable, et que c’est une manière de diffuser, de le faire connaître. Même si c’est illégal, c’est ma petite histoire qui fait que je me suis autorisée à prendre ce risque.
[…]
CD : Sur un sujet différent j’ai une autre question, d’un point de vue économique, comment vis-tu ?
[…]
CB : C’est le côté un peu sédimentaire, où plus tu commences à diffuser ton travail, plus il est diffusé. L’année précédente j’avais produit
La mesure du temps*, et c’est une pièce qui a bien tourné en performance, du coup on m’a beaucoup invité pour elle. J’ai fait aussi une résidence, ça été une année de fou, j’étais KO à la fin. Après je suis partie en voyage. C’est ça aussi, c’est très fluctuant les rentrées, il y a des fois où ça arrive et d’autres fois où... Je suis partie en voyage, puis il y a eu le covid, et là par contre si il y avait pas les aides de l’état, mes revenus seraient redescendus. Il y a aussi un autre paramètre, c’est que je vis en couple, et mon compagnon lui n’a pas de problème pour gagner sa vie. Dans notre économie de couple, on mélange les choses, on ne fait pas au prorata de ce que chacun gagne, mais on fait en pot commun, chacun à sa mesure. C’est aussi un facteur très important dans mon économie, qui me permet d’avoir l’esprit tranquille pour faire les choses. J’ai une amie qui justement suit un séminaires sur ces questions économiques de l’art, parce qu’on en parle pas trop. Une autre amie artiste, est propriétaire d’un appartement à l’étranger, et c’est le loyer de cet appartement qui lui permet d’avoir un revenu stable mensuel, parce qu’en plus elle est mère de famille, c’est un autre aspect. Moi je suis avec Thomas, nous sommes que tous les deux, on a pas d’enfant.
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CB : C’est bien, il faut poser ces questions là.
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CD : Oui. Je pense avoir fait le tour des questions que je voulais te poser. Merci beaucoup pour tes réponses.

Garance Dor & Vincent Menu

J’espère que c’est clair, on peut peut-être commencer par une question basique de genèse : comment et pourquoi est né le projet de la revue Véhicule ?
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GD : Un réseau assez proche et qui est en même temps complémentaire. Ce qui fait qu’on réfléchit ensemble à l’invitation des artistes et qu’on tient la revue réellement à deux dans un partenariat très étroit. Après, le pourquoi éditer des partitions c’est encore autre chose, mais je ne sais pas si c’était votre question…
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Ça fait peut-être aussi partie de la genèse effectivement. Moi j’étais comédienne, metteuse en scène, auteur également. Donc j’avais un rapport particulier au texte. Le texte m’intéressait à la fois du côté des arts plastiques par rapport à la question de la délégation de l’œuvre dans tout un courant qu’on pourrait dire conceptuel qui permet de transmettre une œuvre pour que quelqu’un d’autre le mette en production, comme Weiner [^Lawrence Weiner est un artiste américain, l’une des figures centrales de l’art conceptuel.] le théorise avec ses Statements où il déclare que l’œuvre peut être faite ou pas, mais qu’elle peut être également faite par d’autre. Cette idée que l’artiste n’est plus forcément le producteur et que l’œuvre peut être transmise et faite par d’autres. Et puis dans le champ du théâtre ce qui m’intéressait c’était des textes qui se dégageaient d’un modèle théâtral conventionnel, on pourrait dire dramatique et qui allait du côté de la performance et je m’étais rendu compte que la plupart des formes hybrides que je voyais sur scène et qui avait du texte n’était pas éditées. Parce que justement ce texte-là n’était pas considéré comme un texte littéraire, mais qu’il était comme une forme de sous-texte pour les éditeurs. Et donc c’est à cet endroit-là, à cet interstice qu’on a décidé de travailler.
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CD : C’est marrant parce que j’avais justement écrit une question pour vous Garance, qui disait que justement vous êtes chercheuse, autrice, comédienne, éditrice, performeuse et Véhicule est un peu un objet ou espace qui fait le lien entre toutes ces activités.
[…]
GD : Le fait de ne pas appartenir complètement à un clan ou une communauté parcequ’on est dans des pratiques extrêmement poreuses. Même Vincent en tant que graphiste est amené à travailler avec des artistes de différentes disciplines. Moi j’ai toujours été entre deux également donc il y a effectivement cette question plus de porosité plus que de communauté. Non pas le groupe comme une entité fermée, mais plutôt ses connexions, ses liens. Plus comme une zone de jonction qu’une communauté.
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CD : D’ailleurs question très basique, mais ces invitations, d’où elles partent ? Ce sont des gens que vous connaissez déjà, ou que vous choisissez de connaître à travers une invitation ?
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CD : D’accord. Alors il y a aussi un autre moment où l’on peut tout retrouver : j’ai adoré cette idée de pouvoir retrouver sur le site les interprétations. Je trouve que ça forme vraiment une boucle qui allait au-delà du déploiement ou de faire faire l’œuvre. On s’est même pris au jeu en remplissant et envoyant collectivement le poème à compléter à Jacques Jouet. Ça pose aussi forcément la question de l’archivage de ces champs là. Est-ce que c’est aussi une volonté et un moyen d’archiver ces champs qui n’ont pas l’habitude ou qui sont compliqués à archiver ?
[…]
GD : Ça fait partie des enjeux de la revue. Dès le départ on a eu cette envie-là. Alors non pas de pérenniser, justement toute la question était là. Comment faire pour ne pas muséifier les pratiques, comment faire pour les transmettre sans que ce soit des traces. Mais comment leur garder leur statut de projet à l’intérieur d’une archive ? Comment les transmettre, comment les conserver en leur donnant un statut de document actif, de document performatif.
[…]
VM : C’est vrai que ce lien avec le vivant, moi en tant que graphiste j’y suis confronté assez régulièrement. Je travaille beaucoup pour des théâtres ou des compagnies théâtrales et à chaque fois que je fais une affiche d’un spectacle ces questions se posent : qu’est ce qu’on met dedans et comment on va représenter le spectacle ? Ce sont déjà des questions sous-jacentes à cette notion de représentation sur le papier du vivant. Donc c’était un peu ça notre intention : de transcrire sur le papier le vivant et que cela reste le plus vivant possible.
[…]
CD : Très bien, alors c’est un objet hybride, un espace, un objet... On s’est aussi posé des questions d’économie de l’œuvre dans ce genre de projet. Comment vous situez ces objets qui sont à la fois œuvre et documents, par rapport à d’autres publications avec lesquelles on peut faire des liens comme Shit Must Stop [^SMS (Shit Must Stop) est une collection d’éditions d’artistes conçus par William Copley et Dimitri Petrov. La collection a été publiée toutes les deux semaines de février à décembre 1968. Chaque numéro est composé d’œuvres d’art diverses aux formes variées.], Aspen [^Aspen (magazine) a été créé en 1965 par Phyllis Johnson, il a été le premier magazine prenant la forme d’un multiple, développé sous plusieurs dimensions. Il était édité sous la forme d’une boîte dans laquelle on pouvait trouver différents supports éditoriaux (cartes postales, affiches, enregistrements sonores, films etc.).] magazine… ?
[…]
GD : Alors, par rapport à des revues qui ont effectivement traité de la performance, nous on n’a pas de documents à l’intérieur. C’est-à-dire de documents qui soient de l’ordre de la trace. Par exemple il n’y a pas de photographies de spectacle ni de témoignages. On a essayé d’avoir un axe spécifique qui est celui du script, uniquement de l’œuvre. Bien évidemment il y a des traces du passé quand celles-ci ont existé, mais elles sont toujours projetées vers l’avant. Je crois que c’est ce qui nous différencie de ces magazines-là. Après, la question de l’économie je suis peut-être en train de m’en éloigner, mais… on avait envie que ce soit un bel objet accessible. Que tous lecteurs puissent l’acheter et que ce ne soit pas un objet luxueux. Donc le prix initial a été fixé un peu arbitrairement avec un seuil imaginaire qui était celui qu’on pourrait aisément dépenser nous-mêmes. C’était important pour nous, par rapport à la diffusion des partitions : ça devait être quelque chose qui se dissémine. On a décidé que ce serait payant malgré tout, on aurait pu opter pour la gratuité, mais il y a des coûts. Le prix de vente nous permet un tant soit peu de récupérer l’argent qui a servi à éditer la revue. Actuellement le financement de la revue, du moins son budget est uniquement lié aux coûts de fabrication. C’est-à-dire que tout l’argent de Véhicule sert pour les coûts d’impression, les achats de la pochette, les envois, etc. Ce qui veut dire que tout le reste est une activité bénévole : aussi bien au niveau des artistes que l’on invite que de nous-même.
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GD : Et pour le financement, c’est en partie autofinancé par nous. Et on retrouve également des partenariats. Le numéro 3 à été fait en partenariat avec Centre National de Création Musicale d’Albi-Tarn, qui s’appelle le GMEA et qui est un lieu dirigé par Didier Aschour [^Didier Aschour est un guitariste et compositeur français.] C’est un lieu vraiment dédié à la musique expérimentale. C’était intéressant pour Didier de nous soutenir parce qu’il s’intéresse aux questions de partitions expérimentales.
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GD : On avait été soutenu sur le numéro 2 par le Musée de la danse lorsqu’il était dirigé par Boris Charmatz. Boris était intéressé par les questions de la partition en danse puisque la danse a effectivement des systèmes de notations, mais ces systèmes sont assez peu utilisés finalement. Donc se pose la question de la transmission des œuvres dans le domaine chorégraphique… Donc à chaque fois on essaie de se mettre en lien avec des partenaires…
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CD : Vous avez un peu parlé de la dynamique de mise en forme. Nous forcément, on est en Communication graphique, donc on s’est posé des questions techniques, à savoir comment tout ça s’organisait avec les artistes invités, est-ce qu’il y a des règles à respecter de mise en forme, etc. ?
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GD : Il y a la question du sens par rapport aux projets des artistes, mais il y a aussi ce jeu de construction, de lego, d’emboîtement sur la planche. Par rapport à l’espace réellement disponible, qu’on essaie d’optimiser au maximum effectivement pour ne pas avoir trop de planches.
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CD : Oui, c’est marrant parce que la première fois que j’ai eu la revue dans les mains elle était complètement ouverte et déballée. J’ai dû regarder les images sur le site pour tout remettre dans le sens inverse. J’ai une dernière question, combien de temps dure la fabrication d’un numéro ? Est-ce que c’est changeant, fixe ?
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GD : Oui, c’est deux mois extrêmement pleins et comme ce n’est pas une activité économique, rentable, ça ne peut pas vraiment prendre plus de temps. Il faut bien qu’on condense ce temps-là au maximum, ça ne peut pas prendre tout l’espace, tout le temps. Malgré tout, il y a beaucoup d’autres temps de travail : Vincent parlait du temps de travail de réception des propositions, du dialogue avec les artistes et de mise en forme graphique, puis l’impression et finalement l’assemblage. Mais il y a aussi tout le travail de diffusion, et de recherches de partenaires qui est très chronophage, puisque la revue on la diffuse sur notre site et on l’envoie par la poste : il y a un système d’achat sur le site. Mais on essaie également de la diffuser en librairie et on a pas de diffuseur pour ça donc on est artistes-colporteurs avec notre revue sous le bras pour aller déposer la revue et intéresser des lieux. Et ça, ça prend beaucoup de temps, mais c’est essentiel en même temps pour la question de la diffusion. Il n’y a pas de partitions sans édition de partitions : sinon comment est-ce qu’elles voyagent ? Comment est-ce qu’elles se transmettent ? Mais l’édition nécessite la diffusion, et pour nous, c’est très important que la revue ne reste pas dans les cartons, mais qu’elle vive sa vie, qu’elle voyage.

Élise Gay & Kevin Donnot (E+K)

La question de l’update ou de la mise à jour était pour nous à rapprocher du hic et nunc, car elle intègre la capacité de mise à jour rapide possible par le numérique, et l’emploi des technologies du web (intrinsèquement mises à jour) dans des processus imprimés.
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KD : Le projet s’inscrit dans un cycle un peu plus large qui s’appelle Mutation / Création, sur la question numérique de ces enjeux. Il se trouve que dans ce cycle, nous avions déjà réalisé un catalogue, Imprimer le Monde (2017) qui était le premier catalogue sur la question de l’impression 3D. Nous avions trouvé des techniques de mise en page, et utilisé des méthodes génératives pour travailler sur ce catalogue et pour générer des formes typographiques. Il y avait un vrai rapport entre le fond et la forme, l’idée c’était d’expérimenter un peu plus loin [...] d’inventer de nouveaux process de production qui soient cohérents avec le sujet. [...]
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EG : Nous avions une carte blanche de l’éditeur. C’est une série de catalogues où la question de la production, du process de travail est centrale. Il en existe quatre et le cinquième est en route. Pour Coder le Monde, le deuxième, comme pour les autres nous nous sommes basés sur la thématique de l’exposition, qui s’attachait principalement à des œuvres qui ont été programmées.
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KD : Les notions centrales de Coder le monde, visent à chercher dans le champ de l’art et du design et de l’architecture comment la question du code en tant que langage, en tant que système d’encodage des données, peut être utilisée.
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KD : L’idée de Coder le Monde était de travailler un principe où le code est à la fin comme un système et comme un langage. Il y a tout un tas de textes dans le catalogue qui parlent de cette question du langage : la différence entre langage formel et langage naturel, la différence entre code en tant qu’encodage de données ou en tant que programme.
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KD : Là il y avait des limites techniques. Une fois que le modèle est entraîné, c’est très facile de faire de l’inférence et de poser une question et que le modèle pré entraîné répond. Nous n’avions plus qu’à utiliser les programmes pour générer plein de formes différentes.
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FJ : Vous questionnez aussi beaucoup le rapport écran papier, notamment avec la revue Back Office, quelle ont été les choix formels pour la création de la forme de cette revue ?
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KD : Et il y a aussi des échos à la version imprimée : les notes de bas de page et l’iconographie arrivent de façon synchrone dans Back Office, les notes sont sur les mêmes doubles pages et placées de façon un peu éclatées en fonction du contenu et de la grille. Sur la version en ligne elles arrivent de façon synchrone à la hauteur de l’appel de note. Il y a pas mal d’écho que nous avons essayé de faire. Nous nous sommes posés plein de questions sur cette version numérique : si nous faisions du epub, si nous publions sur CAIRN ou si nous faisions une application ... Nous avons heureusement été assez justes en ne faisant pas d’application, aujourd’hui toutes les applications que nous avons faites ne sont pas maintenables. ...
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KD : La question de la mise à jour en édition est compliquée : soit nous nous situons en édition imprimée, dans ce cas la mise à jour est assez figée par les techniques de production, ou alors nous imprimons en numérique et faisons de l’impression à la demande. Soit c’est en ligne, et la question n’est pas de savoir si ça se met à jour, mais comment

Julie Blanc & Quentin Juhel

QJ : Je vais revenir sur le terme « catalogue » : ce n’était pas vraiment un catalogue, c’était plutôt un objet manifeste. C’était le deuxième événement de PrePostPrint qui était marqué par la rencontre de différents acteurs : graphistes, développeurs, chercheurs, éditeurs, qui faisaient et qui font encore des publications imprimées avec les langages du web. Donc il s’agissait d’une réunion réelle, avec une réunion entre nous et avec le mini-festival, et cet ouvrage est à la fois un catalogue des gens présents, des potentialités du web2print ainsi que d’autres langages de programmation. Cela a été assez compliqué à mettre en place, notamment ces questions de polyfill. Tu vois ce que c’est qu’un polyfill ?
[…]
FJ : Non, justement, j’allais vous poser la question.
[…]
JB : Sur les chaînes éditoriales, ce n’est pas fréquent pour des designers, mais dans les maisons d’édition, ils se posent ces question-là. Chez Hachette US, cela fait quinze ans qu’ils font des livres avec de l’HTML et du CSS, ce n’est pas très poussé graphiquement, mais ils le font quand même.
[…]
FJ : Question un peu bête : Il aurait été envisageable d’utiliser des techniques mixtes comme l’usage de script sur InDesign ?
[…]
FJ : Pour essayer de rebondir, Quentin, tu trouves des alternatives à chaque fois pour des logiciels propriétaires, ou c’est plus compliqué que ça ? Question très bête , est-ce qu’il y a un équivalent à photoshop, j’imagine que non, faut mixer différents logiciels ?
[…]
QJ : Quand on rentre dans ce genre de pratique, cela va au-delà de question de la forme, on se pose des questions du technique, à l’éthique : c’est pour cela qu’on déborde à chaque fois. Au-delà des projets, nous concevons autres choses que des formes : des façons de travailler, de travailler collaborativement, de travailler avec d’autres outils.

Rencontre avec Denis Tricard

DT : Oui, par exemple il y aura des pages pour des informations nationales et d’autres adaptées aux événements de la commune dans laquelle on trouve l’édition en question, donc vous voyez, selon où on habite, on a une information adaptée. En gros en Alsace on a dix-huit éditions, mais attendez je vais vous montrer !

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