Mot-clé : économie

Mathieu Tremblin

Il fonde en 2006 les Éditions Carton-pâte, une maison d’édition en ligne destinée à accueillir et diffuser une typologie de gestes éditoriaux, en étendant les logiques du livre d’artiste et de l’auto-édition à l’espace du web. En travaillant avec une économie de moyens et les contraintes imposées par la reprographie et le print on demand, il a développé une plateforme qui étend les conditions d’accès libres et non-marchandes de son travail dans l’espace urbain, en distribuant gratuitement des ouvrages sous forme de pdf téléchargeables.
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PM : Je reviens sur le texte de présentation des éditions Carton-Pâte que je trouvais intéressant. Tu dis « éditions Carton-Pâte est une maison d’édition en ligne fondée en 2007 par Mathieu Tremblin destinée à accueillir une typologie de gestes éditoriaux réalisés dans l’urgence et à l’économie de moyens. »
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De fait, avec mon collègue David Renault lorsqu’on a commencé à faire des expositions en duo en 2008, on avait envie de faire des livres d’artiste pour rendre visible tout le travail d’enquête urbaine préalable qui inspirait nos œuvres et nos interventions. Comme on n’avait pas les moyens de faire des tirages à grande échelle, on éditait nous-même. On allait chez le reprographe, on en faisait un, deux, trois exemplaires. On en mettait un en consultation dans l’exposition, et voilà. Parfois, on documentait les œuvres de l’exposition et on en faisait un petit catalogue. Carton-pâte a constitué une réponse en actes à une des questions persistante à laquelle nous étions sans cesse confrontés : que se passe-t-il quand on a un budget de production et que le budget permet soit de produire l’exposition, soit de produire le catalogue, soit de se rémunérer, mais aucun des trois à la fois ? Celle-ci ouvrait à une autre plus précise : pourquoi notre rapport à l’édition devrait-il forcément se plier à des logiques de production industrielle, alors que lorsqu’on travaille dans l’espace urbain, on travaille à l’économie de moyens ?
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PM : Je voulais rebondir sur cette notion d’urgence et d’économie de moyens. Pour moi, il y avait une forme d’écho avec la notion d’ici et maintenant. Ce que tu expliques dans une exposition où tu as un budget donné, tu vas dépenser une partie de ce budget dans l’installation, l’exposition, et tu ne vas pas forcément avoir les moyens d’avoir un catalogue. Il y a donc la question de faire avec les moyens du bord, et ici et maintenant, dans un temps donné avec un budget et un matériel donné.
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MT : C’est ça. C’est-à-dire qu’au lieu de penser une maison d’édition en partant du socle d’un modèle économique, le modèle économique part de la pratique et vient accompagner l’existant, une typologie de pratiques. Quand tu fais de l’édition si tu veux avoir un prix abordable, il faut que tu fasses minimum 50–100–200 exemplaires, ce qui est intéressant si on travaille en reprographie, c’est qu’on peut payer au semestre voire à l’année, et que le budget permet de faire beaucoup de choses différentes. En fait, on peut avoir une économie d’échelle sans pour autant être obligé de penser cette économie en fonction des projets. Elle est pensée sur l’ensemble des activités éditoriales parce qu’elle est liée à la technique d’impression et pas à l’édition elle-même. Et cette élasticité budgétaire impose certes quelques contraintes formelles, mais elle ménage une marge de liberté créative.
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MT : Je te réponds un peu à l’envers, mais ce n’est pas l’idée de le pérenniser, parce qu’un site web, il n’y a rien de plus versatile, comme le rappelle souvent Kenneth Goldsmith le fondateur de Ubuweb : « If you can’t download it, it doesn’t exist. Don’t trust the cloud.». En plus, mes sites… Je ne t’ai pas raconté l’ingénierie derrière. Ce sont des sites que j’héberge chez Free depuis vingt ans, des comptes « pages perso ». En 1998, j’ai mis la main sur un CD d’installation promotionnel qui me donnait le droit à un espace en ligne gratuit chez Free avec une adresse e-mail. Cela m’a permis d’avoir plusieurs espaces d’hébergement conséquents pour pouvoir présenter mon travail en ligne de la manière dont je voulais sans avoir à investir dans un hébergement professionnel. À l’époque, j’étais précaire, étudiant et plus tard, artiste au RSA. Avec une vingtaine de sites en ligne, cela représentait une économie de plusieurs centaines d’euros à l’année. Seulement, si demain Free ferme les pages persos, le site disparaîtra. Il y a eu beaucoup d’artistes urbains qui ont fait des sites très complets et assez expérimentaux entre 2000 et 2008. Et ils ont disparu de cette façon.
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MT : Les Study sketches avait été faits dans la perspective d’un dossier pour présenter le principe de l’intervention dans un cadre qui n’a finalement pas abouti. Pour Tag Clouds Parable, c’est une proposition préméditée. À chaque fois qu’on me sollicitait pour la publication et la diffusion dans la presse de la documentation de Tag Clouds, j’envoyais les mêmes images pour avoir le plus d’occurrences possibles de ce travail. J’avais choisi de ne pas m’inscrire à l’ADAGP parce que je souhaitais que mes images conservent la même accessibilité que les œuvres urbaines qu’elles documentent, et que le contrôle algorithmique de la propriété intellectuelle en ligne y contrevenait. De fait, je savais qu’il serait quasi impossible d’être rémunéré pour une diffusion – puisque les médias préfèrent traiter la question du droit par le biais de cet organisme plutôt qu’avec les auteurs des œuvres –, alors je demandais une copie papier de chaque publication. À l’origine, je pensais découper dans les magazines ou les livres, et épingler variations des mêmes images imprimées comme des papillons pour en faire une œuvre unique, une fois arrivé à une collection assez conséquente. Et puis finalement, ça m’embêtait de recréer de l’unicité alors que ce qui m’importait, c’était la question de l’accès à l’œuvre urbaine par sa documentation et sa diffusion ; je suis reparti sur un projet éditorial. Plutôt qu’être le personnage de la fable, formuler le geste comme une hypothèse éditorial. C’est devenu une sorte de projet de recherche qui me permettait de revenir sur le buzz en ligne de 2016. Depuis 2010 où j’avais commencé cette série d’interventions urbaines, j’avais fait attention à ce que Tag Clouds ne devienne pas viral. Entre autres, parce que je sais très bien que quand une œuvre devient virale, l’auteur devient l’artiste d’un seul projet. Or, Tag Clouds représente un centième de mon travail, ça aurait été un peu ridicule de réduire des années de pratique à une seule œuvre. Cela peut être une stratégie de communication pour certains – un jeu avec l’économie de l’attention –, mais en ce qui me concerne la destination de mon travail a toujours été l’espace urbain et non le marché de l’art. Je ne voulais surtout pas me retrouver dans une situation où les municipalités m’inviteraient pour réaliser un Tag Clouds : la proposition se serait déplacée vers le repeint hygiéniste de ce qu’ils considèreraient comme des murs de tags « moches ». Ainsi, à chaque fois qu’on m’a demandé de réaliser cette intervention dans le cadre d’un programme, j’ai refusé. Et j’ai continué à la réaliser spontanément sans commissionnement et sans autorisation. Le buzz autour de cette intervention m’a fait réaliser qu’entre les années 2000 et les années 2010, le web décentralisé s’est transformé en réseau privé-public avec les médias sociaux. Avant les curieux, amateurs et journalistes allaient consulter les sites web des artistes et y découvraient les éléments de contexte publiés qui les renseignaient sur le processus créatif et le contexte de l’œuvre urbaine. Aujourd’hui, les œuvres urbaines diffusées via leur documentation sur le web sont réduites à des images dont l’intérêt fluctue avec le marché de l’attention. Elles deviennent des éléments d’une conversation plus large que celle qui les relie à leur contexte urbain, comme des sorte de template de mèmes. En remettant récemment en circulation ces Study Sketches, j’ai voulu réintroduire d’autres registres d’images qui renseignent le processus de création, le travail d’observation et de préparation préalable qui correspond aussi au rythme et aux usages de la ville plutôt qu’à ceux, instantanés, des réseaux sociaux.
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Ce que je retiens de cette période concernant la pratique artistique d’intervention urbaine, c’est un nécessité toujours plus forte de travailler l’adresse des gestes artistique. Je suis beaucoup intervenu dans mon quartier en pensant des propositions « de là pour là ». J’ai peint un mur d’escalade spontanément avec Alexander Raczka à propos de la mauvaise gestion du nouveau parc de jeux qui a mis près de six mois avant d’être opérationnel. Et puis il y a eu cette collaboration avec Cynthia Montier pendant le premier confinement où nous avons utilisé des encombrants au pied de notre immeuble pour transformer un arbre en cadrant solaire. C’était une œuvre à l’adresse des habitants. Regarder l’ombre de l’arbre tourner dans la journée, c’était une manière d’embrasser la lenteur et de conscientiser la suspension des flux des corps, des véhicules et des marchandises à l’échelle planétaire : une manière d’être dans un ici et maintenant sur lequel l’économie n’avait plus de prises.

Camille Bondon

CB : Alors, il y a deux manières de faire, par exemple La mesure du temps c’est un projet que j’ai initié parce que j’avais cette envie là très forte. C’est un projet que j’ai financé moi-même, le temps de recherche, de création à l’atelier, le fait de travailler avec un ingénieur son... J’avais envie de faire cette pièce, donc j’ai pris sur mes économies pour prendre le temps de la créer. C’est une manière de faire quand il y a une envie qui est là et qui est trop forte, il faut qu’elle se réalise. Autrement, par exemple pour Le goût des rêves, la collection de récits de rêves racontés au réveil, j’étais invitée par Michel Dupuy au centre d’art art3 à Valence, et c’est parce qu’il y avait cet espace, ce temps, une rémunération et cette envie avec Michel Dupuy de travailler ensemble, que ce projet est apparu. Les nappés, le projet sur lequel je travaille en ce moment, c’est un appel à candidature pour une résidence que j’ai rédigé avec une amie, et on a pensé ce projet pour ce territoire. En ce moment je travaille sur une histoire des drapés, comment s’habiller en pans de tissus noués, et c’est moi qui suis en train d’écrire ça toute seule, on ne m’invite pas pour l’instant, il n’y a pas de date. Mais comme La mesure du temps, je le fais parce que c’est ce qui me passionne en ce moment. Il y a des choses qui viennent par la passion, et il y en a d’autres qui arrivent par des contextes et tu composes un projet en fonction.
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CB : J’ai été diplômée en 2011. J’ai fait un service civique, et après j’ai travaillé, j’étais responsable de la communication de l’école des beaux-arts à Caen où j’avais étudié, et j’ai commencé à être artiste en touchant le chômage suite à cette période de travail. C’est là où je suis venue vivre à Strasbourg pendant six mois. J’avais envie de faire une grande feuille de recherche comme un carnet de recherche, j’ai pu faire ça à temps plein Et j’ai commencé à vivre du fait d’être artiste en ayant aussi une économie hyper restreinte, en continuant à avoir entre guillemets cette vie d’étudiant où tu fais un petit peu attention à tout. Depuis 2013, je n’ai plus de métier à côté d’artiste, c’est-à-dire que c’est mes revenus, de performances, de workshops, de conférences, de résidences qui me permettent de vivre. A partir de 2019, que j’ai gagné quasiment 1500 euros par mois et c’était la première fois de ma vie. Avant j’avais une économie plutôt autour de 600, 700 euros mensuels par mes activités artistiques.
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CB : C’est le côté un peu sédimentaire, où plus tu commences à diffuser ton travail, plus il est diffusé. L’année précédente j’avais produit La mesure du temps, et c’est une pièce qui a bien tourné en performance, du coup on m’a beaucoup invité pour elle. J’ai fait aussi une résidence, ça été une année de fou, j’étais KO à la fin. Après je suis partie en voyage. C’est ça aussi, c’est très fluctuant les rentrées, il y a des fois où ça arrive et d’autres fois où... Je suis partie en voyage, puis il y a eu le covid, et là par contre si il y avait pas les aides de l’état, mes revenus seraient redescendus. Il y a aussi un autre paramètre, c’est que je vis en couple, et mon compagnon lui n’a pas de problème pour gagner sa vie. Dans notre économie de couple, on mélange les choses, on ne fait pas au prorata de ce que chacun gagne, mais on fait en pot commun, chacun à sa mesure. C’est aussi un facteur très important dans mon économie, qui me permet d’avoir l’esprit tranquille pour faire les choses. J’ai une amie qui justement suit un séminaires sur ces questions économiques de l’art, parce qu’on en parle pas trop. Une autre amie artiste, est propriétaire d’un appartement à l’étranger, et c’est le loyer de cet appartement qui lui permet d’avoir un revenu stable mensuel, parce qu’en plus elle est mère de famille, c’est un autre aspect. Moi je suis avec Thomas, nous sommes que tous les deux, on a pas d’enfant.

Garance Dor & Vincent Menu

CD : Très bien, alors c’est un objet hybride, un espace, un objet... On s’est aussi posé des questions d’économie de l’œuvre dans ce genre de projet. Comment vous situez ces objets qui sont à la fois œuvre et documents, par rapport à d’autres publications avec lesquelles on peut faire des liens comme Shit Must Stop [^SMS (Shit Must Stop) est une collection d’éditions d’artistes conçus par William Copley et Dimitri Petrov. La collection a été publiée toutes les deux semaines de février à décembre 1968. Chaque numéro est composé d’œuvres d’art diverses aux formes variées.], Aspen [^Aspen (magazine) a été créé en 1965 par Phyllis Johnson, il a été le premier magazine prenant la forme d’un multiple, développé sous plusieurs dimensions. Il était édité sous la forme d’une boîte dans laquelle on pouvait trouver différents supports éditoriaux (cartes postales, affiches, enregistrements sonores, films etc.).] magazine… ?
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GD : Alors, par rapport à des revues qui ont effectivement traité de la performance, nous on n’a pas de documents à l’intérieur. C’est-à-dire de documents qui soient de l’ordre de la trace. Par exemple il n’y a pas de photographies de spectacle ni de témoignages. On a essayé d’avoir un axe spécifique qui est celui du script, uniquement de l’œuvre. Bien évidemment il y a des traces du passé quand celles-ci ont existé, mais elles sont toujours projetées vers l’avant. Je crois que c’est ce qui nous différencie de ces magazines-là. Après, la question de l’économie je suis peut-être en train de m’en éloigner, mais… on avait envie que ce soit un bel objet accessible. Que tous lecteurs puissent l’acheter et que ce ne soit pas un objet luxueux. Donc le prix initial a été fixé un peu arbitrairement avec un seuil imaginaire qui était celui qu’on pourrait aisément dépenser nous-mêmes. C’était important pour nous, par rapport à la diffusion des partitions : ça devait être quelque chose qui se dissémine. On a décidé que ce serait payant malgré tout, on aurait pu opter pour la gratuité, mais il y a des coûts. Le prix de vente nous permet un tant soit peu de récupérer l’argent qui a servi à éditer la revue. Actuellement le financement de la revue, du moins son budget est uniquement lié aux coûts de fabrication. C’est-à-dire que tout l’argent de Véhicule sert pour les coûts d’impression, les achats de la pochette, les envois, etc. Ce qui veut dire que tout le reste est une activité bénévole : aussi bien au niveau des artistes que l’on invite que de nous-même.
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VM : Au niveau de l’économie justement dans la relation avec les artistes, on troque. On donne un certain nombre de revues. Soit après ils les donnent ou bien ils les vendent.
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GD : On précise que l’artiste peut le vendre lui-même, et donc en garder l’intégralité des bénéfices ou choisir de s’en servir comme un objet promotionnel pour montrer son travail. C’est ce qu’on peut faire aujourd’hui parce que l’on a du mal à réunir les fonds pour Véhicule, c’est à la fois une publication d’artiste économe : parce que l’on essaie quand même que ça nous coûte le moins cher possible. Mais c’est pas non plus de la photocopie, c’est de l’offset, sur un papier de qualité donc forcément par rapport à d’autres publications d’artistes on est pas dans une économie minimale comme certains ont pu le faire. Certaines publications d’artistes étaient soumises au nombre d’abonnés et le tirage fluctuait selon le nombre d’abonnés : ils ne tiraient que les exemplaires qui étaient déjà pré-achetés. Ce n’est pas notre cas.
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VM : C’est vrai que la revue est aussi complexe à mettre en œuvre parce qu’elle est faite de différents éléments. On essaie d’optimiser au maximum : on prend une planche d’imprimerie et on cale tout dessus. On a quand même quelques parties qui sont imprimées en photocopie. On essaie de jongler avec différents modes d’impression et de fabrication, mais ça reste toujours des modes d’économies modestes.

Élise Gay & Kevin Donnot (E+K)

KD : Il est clair que c’est contradictoire, mais en même temps cela répond à une économie : avec Back Office, rien que le travail sur les contenus nous prend un temps complètement fou, si nous devions repenser à chaque fois la maquette nous ne pourrions pas produire dans les temps.

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