Lors de nos recherches autour de l’« Ici et maintenant », nous avons rencontré le travail de Camille Bondon. Ses pièces La mesure du temps et Carnet 17, interrogeant les usages individuels et collectifs du carnet de bord et de l’agenda, nous ont fait découvrir son intérêt pour le quotidien et ses méthodologies de travail.
La mesure du temps est une œuvre vidéo présentant une collection d’agendas, à partir desquels Camille Bondon interprète les traces laissées à l’intérieur par leur propriétaire. Carnet 17 est une édition retranscrivant, à la manière d’un fac-similé, les notes, les dessins, l’expression de ses pensées, contenus dans l’un de ses carnets de recherche. Camille Bondon est une artiste plasticienne, la rencontre et le partage sont au cœur de sa pratique protéiforme.
Tout ceci nous a donné envie d’échanger avec elle et de lui poser quelques questions sur ces sujets.
Entretien réalisé par Skype, le mardi 6 avril à 18 h.
CD : Pour commencer, comment t’es venu cet intérêt pour le traçage du temps, et quelle place cela prend-t-il dans ta pratique et dans ta vie personnelle ?
CB : J’ai commencé à noter les choses, à noter le temps quand j’ai arrêté d’être étudiante. Il y avait un aspect un peu vertigineux car quand tu es étudiant tu as un planning qui t’est donné, mais après c’est à toi de décider de ta vie. C’est une pratique qui a donc commencé pour me rassurer, pour voir un petit peu ce que j’avais fait et archiver finalement toutes mes actions. Ça a été aussi un prétexte pour dessiner, parce que je ne suis pas une grande dessinatrice, enfin je n’ai pas de projet de dessin dans ma pratique artistique. Mais ce truc là, d’avoir à noter un peu, par exemple tous les repas que je prends, c’est une sorte de « micro-contrainte » pour pouvoir faire des dessins un petit peu tous les jours. Plus j’ai continué à le faire, plus je voyais que ça m’aidait aussi à structurer mes journées, à établir un peu des programmes. Et à chaque fois que j’essayais de trouver un meilleur modèle d’agenda, je voyais que finalement, l’espace du temps, sa matérialité, avait une forme d’influence ou d’incidence sur la perception que l’on a du temps. En posant la question autour de moi — parce qu’on a un goût partagé avec d’autres amis pour ces histoires-là — je me rendais compte que eux préféreraient les déroulés horizontaux ou verticaux des journées, d’autres voulaient avoir le mois pour avoir une sorte de vision à long terme. Je me suis dit que là, il y avait finalement une sorte de sujet commun, collectif, et que ça pourrait être intéressant d’essayer de faire un tour de cette question, pour voir comment les autres font aussi pour se dépatouiller du temps. Souvent, les questions que j’adresse aux autres pour créer des pièces, sont des questions de l’ordre du commun. Je me dis que si on partage nos savoirs et nos compréhensions de ces communs-là, la vie serait finalement plus simple.
CD : Tu questionnais un peu en faisant des enquêtes autour de toi, avec tes proches ?
CB : Oui, ça commence souvent par l’entourage. Parce que c’est plus simple d’aller poser la question à ton ami, à ta copine, à tes parents, aux grands-parents aussi qui sont assez partant pour ce genre de choses. Ce sont des gens dans lesquels j’ai confiance, il s’agit du premier cercle de complices avec lequel tester la formulation. Poser une question paraît tout simple, mais certaines questions peuvent orienter les choses d’une manière ou d’une autre. Moi j’essaie de garder les portes ouvertes pour que les réponses soient les plus larges possible. Et avec ce premier cercle de complices, cela me permet d’ajuster mon protocole, ou de mieux définir la question que je me pose. Je ne sais pas par avance les questions que je me pose, mais c’est en parlant avec les autres qu’elles émergent et qu’elles se formulent. Il y a toujours ce premier temps qui est un peu le temps d’incubation, où j’en parle autour de moi et après je lance un appel plus large.
Pour La mesure du temps, c’est comme pour l’histoire du dessin dans l’agenda, j’ai voulu faire une sorte d’invitation, que j’ai envoyé à des gens, dispersé, et déposé dans des lieux, pour annoncer la collecte. J’ai fait un ephemera, un carton d’invitation, pour inviter les gens à contribuer à ma collection d’agendas et de calendriers.
CD : Et cela a été diffusé plutôt localement ?
CB : Oui plutôt localement. Mais les save the date, qu’on peut avoir dans des mariages, c’était aussi une manière de prendre rendez-vous avec les gens, qu’ils aient quelque chose entre les mains. Et puis moi, j’ai ce goût du papier, c’était un prétexte à fabriquer un carton, un objet, une sorte de pochette surprise, avec plein de petits éléments. Ça, je l’ai diffusé à mon entourage, et puis je l’ai disposé dans des lieux d’art. Mais justement, les lieux d’art ça reste toujours un public habitué à la culture, et ce qui est intéressant c’est quand ça va un plus loin, quand c’est des amis d’amis qui d’un seul coup entendent parler du projet et se joignent à l’aventure. Donc il y a aussi le bouche à oreille qui est un bon outil de collecte.
CD : Et au final, ces cartons et ces invitations, tu n’en rends pas compte, en tout cas pas sur ton site internet, et dans ton projet.
CB : C’est vrai que là en t’en parlant, je me suis rendue compte que je ne l’avais pas documenté. J’essaie de tout publier, d’être assez transparente dans les modes opératoires, mais il y a toujours des choses qui passent à la trappe, parce que c’est la vie.
CD : Est-ce que le fait de garder trace du temps depuis longtemps a influencé certains de tes comportements ? Et est-ce que la manière dont tu gardes trace du temps a aussi changé ?
CB : Elle a changé du moment où j’ai commencé à avoir des agendas, chaque fois les choses bougeaient. Je crois que j’ai atteint une acmé après avoir fait la vidéo de La mesure du temps, parce que je voulais noter encore plus de choses. Alors j’ai trouvé une marque d’agenda qui est incroyable, une marque japonaise qui s’appelle Hobonichi, qui résolvait un problème incroyable, parce qu’il y avait je crois quatre représentation du temps, il y avait l’année, il y avait le mois, la semaine et les journées. Et ça simultanément sur un papier bible, l’objet était très très beau. Tu pouvais jongler en granularité du temps, avoir plutôt une vision « globale » ou vraiment être dans chacune des heures de la journée. J’ai tenu six mois cet agenda-là, de manière encore plus précise que ce que j’avais fait jusqu’alors, je venais de m’acheter des crayons de couleur, et je me suis mise aussi à faire des dessins avec dedans. C’est devenu une occupation temporelle trop importante, je passais mon temps à rendre compte de ce que je faisais dans mon agenda, enfin ça devenait complètement insensé, de passer du temps à s’occuper de cet agenda. Ça coïncidait aussi à un moment où, il y a deux ans, j’ai mis tout mon atelier, ma maison dans un garage pour partir en voyage. Du coup je n’avais plus ce rapport-là au temps, je n’avais plus d’impératif, j’étais libre en fait. Il n’y avait plus de raison de noter le temps comme ça, parce que j’étais en voyage et donc j’ai arrêté d’avoir un agenda. Ça fait deux ans que j’en ai plus. Il y a des moments dans ta vie ou tu n’as pas besoin d’agenda, comme par exemple l’été où il se passe moins de choses, tu as moins besoin de noter. Là je me dis que pour la rentrée, je vais de nouveau en prendre un. Je suis plus alerte pour choisir ces choses-là et me dire qu’il n’y a pas d’obligation non plus de s’assigner à noter le temps de façon précise. J’avais ce besoin là à un moment donné mais ce n’est plus le cas maintenant.
CD : Est-ce que parfois tu reviens en arrière et tu relis tes anciens agendas ?
CB : Alors ça, ça m’a été utile parce que j’ai commencé une pièce sur les archives de tout ce que j’ai lu. Je voulais collecter toutes les premières pages de tous les livres que j’avais lus. Et dans les agendas, j’ai cette archive de tous les livres, tous les films, tout ce que j’ai pu emmagasiner. Ça m’a servi aussi pour retrouver quelques dates, donc je les parcours, un peu comme on parcourt des albums photos, plutôt pour cette impression générale. Ce que je vais le plus relire ce sont mes carnets de travail, où j’ai une archive plus détaillée de toute l’évolution des projets. Là, je suis en train de faire une résidence où l’on crée collectivement des nappes pour des tables, des nappes publiques. Comme archive du projet j’ai commencé à rédiger un journal. En croisant les mails, les sms, les notes dans le carnet, j’ai pu reconstituer toute la genèse du projet. Les carnets me servent plutôt à ça, et aussi pour mémoriser tous les noms qu’on peut me donner, ou que je rencontre, ainsi que d’autres informations que j’y dépose... mais je ne vais pas les chercher tout de suite. Il y a aussi des moments de transition de carnets, où je viens passer en revue ce qui s’est passé dans le précédent, pour voir si j’ai exploré toutes les pistes qui étaient notées. Donc je m’en sers plutôt pour explorer les trois mois précédents. Mais je les garde, c’est mon petit trésor.
CD : Et par rapport à ça, pour Carnet 17, je n’ai pas totalement compris la manière dont tu as réalisé cette édition. C’était un de tes carnets de bord, et tu l’as laissé tel quel et tu l’as scanné pour faire une sorte de fac-similé, ou alors c’était des notes numériques dès le départ ?
CB : Non, en fait c’est l’intégralité du carnet que j’ai scanné, et je suis venue recomposer, un peu comme les généticiennes quand elles étudient les manuscrits des autrices anciennes, elles viennent faire des transcriptions dactylographiées du manuscrit, pour pouvoir rendre lisible l’écriture manuscrite, qui peut être difficile à déchiffrer quand tu n’es pas spécialiste de l’autrice. Elles viennent conserver la mise en forme des pages, et remettre des blocs-textes dactylographiés à ces endroits-là. Je trouvais que c’était beau cette manière de coller à l’archive spontanée, où tu n’as pas fait de choix de mise en page. C’est quelque chose qui est de l’ordre de l’intuition, un bel espace d’émergence d’une pensée, des idées. Cette opération de nettoyage, de tout recomposer à l’ordinateur, et aussi de redessiner, c’était une manière de tout mettre à niveau, c’était aussi ce geste-là de publier, de rendre public. Et si là, aujourd’hui, tu devais m’ouvrir ton carnet et bien je passerai un petit moment à essayer de m’acclimater à ton écriture, à ta graphie. Ce geste-là c’était aussi une manière de faire rentrer les gens dans cet espace qui est plutôt privé, de rendre ça plus fluide et lisible.
CD : Il y a t-il des éléments que tu as totalement effacé ?
CB : Il y a juste un numéro de téléphone que j’ai modifié, parce qu’il n’était pas public. Mais il y a l’email de l’ex-directrice du musée des beaux arts, comme elle était sur internet, j’ai estimé que c’était de l’ordre du public. Mais sinon je n’ai rien retouché.
CD : Tu produis beaucoup d’objets papier, et c’est une matière qui t’intéresse, mais je me demandais quelle place prenait les outils numériques dans ta pratique ? Est-ce que tu utilises par exemple des applications pour noter le temps justement ?
CB : J’ai un téléphone qui est assez rudimentaire, que j’utilise principalement pour téléphoner et comme outil de notation. J’adore les mémos vocaux, l’option dictaphone est un truc que je trouve génial. Je prends des notes vocales quand je n’ai pas le temps pour noter les choses rapidement, et je demande aussi à d’autres, quand ils me parlent d’une autrice, d’une adresse, ou quand l’orthographe est compliquée. J’ai toute cette banque de petites capsules de mots que par moment je réécoute, et il y a une sorte de flou parce qu’il y a un hors champs qui est tellement fort, que parfois je n’arrive pas à retrouver quelle était la source de cette note. Par exemple, en ce moment, je collecte des récits de rencontres amoureuses, j’ai de bons enregistreurs, mais le téléphone à ce côté là de très discret, c’est quelque chose qui est camouflé pour pouvoir capturer la voix, la parole des autres. Donc je l’utilise plutôt pour le côté vocal plus qu’écrit.
CD : Comment tu utilises les outils numériques pour réaliser tes projets ?
CB : Si il s’agit d’une utilisation « pragmatique », je passe peut-être 70, 80 % du temps sur l’ordinateur à faire toute la gestion de projet. Par exemple, les nappes dont je te parlais, c’est beaucoup d’échange de mails, de préparation de rendez-vous... Et après ça va être les logiciels de la suite Adobe pour faire de la retouche d’image et de la composition d’édition.
CD : Et pour collecter des témoignages, tu passes aussi par des réseaux sociaux, ou tu utilises uniquement des objets matériels, comme pour La mesure du temps?
CB : C’est un peu hybride, La mesure du temps il y avait ce carton, j’ai fait juste une fois une story sur les réseaux sociaux, et un type que je ne connaissais pas, Adrien, m’a envoyé son agenda. Finalement il y a toujours un ancrage papier parce que j’aime bien ça. Pour Le goût des rêves, j’avais édité une première fois des cartes de visite, et une deuxième fois une petite annonce, un peu comme les annonces de « marabouts », que j’avais dispersé sur mon lieu de vacances, parce que c’était juste le temps précédent le festival auquel j’allais participer. Donc il y a cet objet physique qui circule à un endroit, et les réseaux viennent compléter ces appels. Par exemple pour Les nappés on a collecté des histoires, mais ça s’est fait par correspondance papier, avec un premier cercle de complices qu’on avait sur le territoire. Là, on n’a pas ouvert un appel national, c’est une communauté plus restreinte, ancrée sur un territoire qui a répondu à cet appel. Donc ça dépend aussi des contextes des invitants. Pour Le goût des rêves, le projet devait se faire à Bataville à la fin de l’été dernier, il y a eu le Covid donc ça a changé les choses, mais je devais vraiment être sur place, faire du porte à porte et récolter une matière onirique sur le territoire où allait se diffuser les récits. Ce sont les projets aussi qui guident leurs besoins, et puis après ma capacité à gérer ce que je reçois, parce que recevoir des rêves tous les jours, les écouter, faire des retours aux rêveuses, finalement c’est un temps que je ne peux pas étendre à l’infini. Donc c’est bien par moment aussi de restreindre ces appels-là.
CD : Est-ce que tu penses à la manière dont tu vas présenter tes projets quand tu vas les créer, est-ce que c’est un point de départ, ou est-ce que c’est quelque chose qui te vient ensuite ?
CB : Je dirais qu’en premier, il y a une envie. Par exemple, pour La mesure du temps, c’était de parler du temps. Mais c’était juste cette envie-là, de parler du sujet de la temporalité, de comment elle s’écoule. Moi j’ai commencé par avoir l’intuition que je voulais avoir des objets physiques, je ne savais pas pourquoi, mais je voulais qu’on me donne des agendas. On m’en a donné, mais après, je me suis rendue compte qu’il y avait aussi des agendas immatériels, numériques, et les gens qui n’en ont pas. Je me suis donc demandée comment je pouvais faire rentrer ces récits, ces temps d’entretiens que j’ai passé avec les gens. Au début je voulais manipuler les agendas, faire un temps physique où je montrais les agendas, les endroits qui m’intéressaient en particulier. Et plus j’en parlais autour de moi, plus je me rendais compte qu’ils étaient un terrain privé. Il fallait que je protège aussi cet espace-là. Et c’est justement en en parlant à chaque fois quand il y avait des gens qui passaient à l’atelier, que je me rendais compte que je faisais une sorte de diaporama des pépites, des meilleurs passages de chacun des agendas. C’est comme ça que je me suis dit que cela pourrait prendre la forme d’une vidéo, où je les manipule. Comme ça j’ai aussi un contrôle sur ce que je montre ou ne montre pas de ces espaces-là. Et les choses chez moi, se font de manière très intuitive. Le fait de faire une vidéo, c’est arrivé comme ça, et ce que je raconte aussi dans la vidéo, je l’ai fait de manière parlée, c’est-à-dire que je prenais l’agenda et je parlais en m’adressant à une copine que j’aime beaucoup, comme si elle était présente dans l’atelier. C’est une sorte d’écriture avec le cœur, je ne sais pas si on peut appeler ça comme ça. C’est faire confiance à l’intuition, à ce qui est vraiment essentiel dans chacun de ces objets qu’on m’avait confié. Évidemment, par moment je retournais la séquence, parce que je trouvais que, par exemple, il y avait un geste qui était beau mais le point n’était pas fait. J’ai un peu rejoué certaines scènes, mais l’écriture s’est faite de manière improvisée et parlée.
La forme que je préfère pour La mesure du temps, c’est quand je projette la vidéo et que je fais la voix, qui est normalement off, en direct, de manière synchrone avec les gestes. En fait, j’aime rencontrer des gens, et le fait d’envoyer une vidéo dans une exposition, c’est une forme de monstration qui m’excite moins. J’essaye toujours de faire des formes où je suis obligée d’être là, de rencontrer des gens, que ce soit un moment convivial, moi c’est ça qui me plaît. Mais pour une exposition en Suisse, eux préféraient une version continue, diffusée au sein de l’exposition. Du coup on a enregistré en studio avec un copain la voix off pour qu’elle soit nickel et que ça devienne une vidéo autonome. Pour chacune des formes que je fais, il y a plusieurs états. Par exemple, Faire parler les livres est une collection sur les méthodologies de lecture, comment chacun va venir faire des petits points, corner les pages, recopier dans un carnet ou recopier dans des fiches... C’est une performance, mais c’est aussi une installation, et la transcription de ce que je raconte, j’aimerais bien que cela devienne aussi une édition, le contenu textuel de ma conférence en quelque sorte. Souvent dans les pièces que je peux faire, il y a plusieurs états simultanés d’une pièce, qui sont des espèces d’équivalences.Il n’y a pas une forme, je ne sais pas si c’est que je n’arrive pas ou que je ne veux pas arrêter une forme, mais à chaque fois qu’on m’invite c’est un nouveau contexte, et à partir de ce contexte je fais des adaptations.
CD : Est-ce que la manière dont tu parles et ta gestuelle dans La mesure du temps, est quelque chose qui t’es propre, qui est naturel chez toi, ou bien tu l’as travaillé pour ce projet?
CB : Je crois que j’aime bien parler avec les mains, c’est aussi un autre outil de lecture. Il y a certaines personnes qui vont être purement sonores et pourront par exemple n’écouter que la conversation qu’on est en train d’avoir et il y en a d’autres qui vont préférer voir mon visage, toutes les expressions du visage peuvent communiquer des choses, et les mains viennent compléter, et fabriquer des images. Toute l’écriture un peu schématique que j’ai, avec des flèches, est aussi une manière de solliciter d’autres intelligences. Je ne sais plus combien on a d’intelligences, ces classifications où il y a des gens qui vont être visuels, d’autres plutôt auditifs... Je ne sais pas si c’est d’intelligences dont on parle, mais je trouve que c’est toujours intéressant de parler plusieurs langues à la fois1 . À la fois d’être dans la parole, dans la gestuelle... Pour les agendas, le fait de reprendre une couleur de la couverture c’est aussi pour moi une manière d’associer une histoire à une couleur. Tout cela c’est faire passer du savoir et de l’attention, non pas par un seul canal mais par plusieurs canaux de communication.
CD : C’est intéressant, parce que par exemple pour moi faire des gestes avec les mains ça m’aide plus à réfléchir quand je parle.
CB : Oui, en fait, il y a un truc aussi qui est chouette, c’est que les gestes précèdent la pensée. Ce qui est dit en tout cas, c’est que l’impulsion qui est envoyée au niveau de la main pour faire un geste est associée à une parole que je vais énoncer, mais en fait elle arrive un peu plus tôt, ou elle part un peu plus tôt que la parole. Par exemple, les personnages politiques vont travailler pour avoir le bon geste qui arrive au bon moment et qui veut dire quelque chose. On sent qu’il y a un truc qui cloche dans leurs gestes. Alors que c’est peu comme quand on t’annonce quelque chose, et tu fais « Ah Génial ! », mais ta tête elle va faire non. En fait, il y a une sorte de sincérité du corps qui ne passe pas par un filtre conscient, et je trouve que c’est vachement bien d’explorer cet espace.
Il y a une autre fonction dans les gestes, je l’ai aussi appris en échangeant. Je m’étais retrouvée pendant une interview en train de toucher ma boucle de ceinture, et ma petite sœur psychomotricienne m’a fait remarquer que c’était une « réaction de prestance » qui traduisait une gêne. Il y a aussi ça en fait, il y a des gestes qui vont être là par exemple pour canaliser peut-être une pétoche ou un truc comme ça. Les gestes n’ont pas de signification fixe, mais ce sont nos amis, ils sont là pour nous aider. Par moment quand on a peur, on va tripoter un truc parce que ça canalise à un moment donné. Le fait d’avoir des fiches dans les mains, ou son téléphone quand on parle en public, c’est cette main-qu’est-ce-que-j’en-fous-j’en-sais-rien, je l’accroche à un téléphone ça va beaucoup mieux. Dans des pièces que j’ai faites, je comprenais que mes fiches étaient là pour éviter que je tremble, parce que je me mets à trembler quand je suis trop émotionnée. Alors que les fiches elles me permettent de canaliser cette énergie et de l’ancrer. Ces supports, ces fiches, deviennent finalement de nouveaux espaces d’expression.
CD : Cela me fait penser à ta pièce La présentation des présentations, où tu utilisais une oreillette à la place des fiches.
CB : Tu vois les séminaires où tout le monde se présente en conférence d’une heure, moi je n’avais pas envie de faire une conférence, donc j’ai appelé des gens que je connaissais et avec qui j’ai travaillé pour qu’elles et eux me présentent avec leurs mots. Je n’aimais pas trop cette posture de l’artiste qui se présente, et j’aime ce côté amateur en fait. Je trouve qu’il y a quelque chose de très beau dans l’amateurisme, c’est qu’il y a aussi l’espace pour l’amour. Moi j’ai une idée de comment je veux me présenter, mais elles et eux avaient plein de petites portes d’entrées différentes et aussi des trouvailles langagières, iels avaient des manières de dire qui étaient super justes. Moi j’ai leurs conversations dans l’oreillette et je suis juste leur porte-parole. Un peu comme un médium qui viendrait entendre des voix et qui amplifie simplement un signal. Toutes ces petites pépites qu’iels avaient, ces formules que je trouvais justes, je les ai recopiées sur des fiches bristol, que je soulève en même temps que je l’énonce. C’est une manière de souligner la parole, et par exemple si tu devais faire un résumé, tu pourrais prendre juste en note ces fiches. J’appelle ça des notes de bas de paroles, c’est pour moi l’essentiel de ce qui doit être retenu. En réalité, ça s’est improvisé au fur et à mesure. Je n’avais pas l’idée de faire une conférence avec des sous-titres. D’ailleurs, par rapport aux états simultanés dont je parlais, La présentation des présentations, je la fais de manière parlée, mais à un moment donné j’ai eu l’occasion d’imprimer, donc j’ai fait une version transcrite de cette présentation, c’est un leporello sur un A3 plié en zigzag. Encore une fois il y a la version parlée, la version éditée, et peut-être qu’il y aura une version audio un jour, je n’en sais rien, ça se fait en fonction des opportunités, c’est vivant comme matière.
CD : La plupart du temps, tu démarres un projet lorsque tu es invitée quelque part ?
CB : Alors, il y a deux manières de faire, par exemple La mesure du temps c’est un projet que j’ai initié parce que j’avais cette envie là très forte. C’est un projet que j’ai financé moi-même, le temps de recherche, de création à l’atelier, le fait de travailler avec un ingénieur son... J’avais envie de faire cette pièce, donc j’ai pris sur mes économies pour prendre le temps de la créer. C’est une manière de faire quand il y a une envie qui est là et qui est trop forte, il faut qu’elle se réalise. Autrement, par exemple pour Le goût des rêves, la collection de récits de rêves racontés au réveil, j’étais invitée par Michel Dupuy au centre d’art art3 à Valence, et c’est parce qu’il y avait cet espace, ce temps, une rémunération et cette envie avec Michel Dupuy de travailler ensemble, que ce projet est apparu. Les nappés, le projet sur lequel je travaille en ce moment, c’est un appel à candidature pour une résidence que j’ai rédigé avec une amie, et on a pensé ce projet pour ce territoire. En ce moment je travaille sur une histoire des drapés, comment s’habiller en pans de tissus noués, et c’est moi qui suis en train d’écrire ça toute seule, on ne m’invite pas pour l’instant, il n’y a pas de date. Mais comme La mesure du temps, je le fais parce que c’est ce qui me passionne en ce moment. Il y a des choses qui viennent par la passion, et il y en a d’autres qui arrivent par des contextes et tu composes un projet en fonction.
CD : Qu’est-ce qui fait que quelque chose va retenir ton attention, et que tu auras envie d’explorer cette question ?
CB : C’est une bonne question. Pour tous les projets que je n’ai pas encore le temps de réaliser, depuis quelque temps je les écris, je fais des sortes de courtes nouvelles. Ça s’appelle Les possibles, ce sont des histoires en quelques lignes qui racontent ce que sera le projet, comme si il était déjà réalisé. Et sinon je n’ai pas de réponse à t’apporter. Je pense que c’est une histoire de fréquence. Par exemple, l’intérêt pour les drapés, ça n’est pas venu comme ça, c’était une question qui m’intéressait déjà. Et puis, mon compagnon connaissant cette envie de faire quelque chose avec ça, m’a offert un sac simplement noué en furoshiki2 . Après, moi, je me suis posée des questions sur les sous-vêtements, et je suis tombée sur des culottes japonaises, un peu comme des pagnes, ce sont des vêtements juste noués, et j’ai trouvé que c’était hyper confortable. Après, on est parti en voyage en Grèce et il y avait du drapé tout le temps, partout où tu regardais, c’était que des toges. Alors, c’est que d’un seul coup, à un moment donné c’est une évidence, c’est partout autour de toi, tu ne vois que ça. Donc tu es obligée de faire quelque chose dessus. Mais ça prend du temps, les pliages de tissus, je pense que la première fois que j’ai commencé à y penser j’étais étudiante à Caen, en 2010. Il y a des projets qui sont là, et ils leur faut peut-être dix ans pour arriver à éclore. Alors qu’il y en a d’autres, par exemple la collection des premières pages, j’ai passé vachement de temps à retourner dans les bibliothèques, à emprunter tous les livres, à demander aux copines qui m’avaient prêté des livres pour pouvoir scanner toutes les premières pages. Donc j’ai toutes ces premières pages, le projet est là, mais il n’a pas encore trouvé d’espace physique pour que je puisse faire ma tapisserie de toutes mes premières pages, comme une sorte de bibliothèque de livres ouverts.
CD : Les premières pages est un projet avec toutes les premières pages des livres que tu as lu ?
CB : Oui, tous les livres que j’ai lus pendant dix ans. Si ça se trouve, jamais je ne ferais ce projet. Enfin, pour moi il est déjà fait parce que j’ai déjà beaucoup pensé et travaillé dessus, mais physiquement il n’existe pas encore et je ne sais pas si il existera un jour. Il y a des trucs comme ça tu te dis en fait j’ai passé des dizaines d’heures sur quelque chose qui peut-être ne sera jamais visible. Mais c’est un temps qui sert à infuser d’autres choses.
CD : Donc tu as noté tous les livres que tu as lu depuis dix ans ?
CB : Oui, et j’ai tout scanné, c’est prêt. Enfin j’ai un peu de retouche d’images à faire, mais conceptuellement la pièce est prête. Et j’ai même envie de faire des mobiliers, comme les échelles à rouler dans les vieilles bibliothèques. Ça serait des escabeaux à roulettes en bois, pour pouvoir aller lire sur toute la hauteur, parce que ça prendrait à mon avis quasiment tout le mur comme une vraie bibliothèque. C’est le genre de pièce qui est prête, il faut juste l’espace, le temps et l’argent pour la réaliser.
CD : J’espère que ça arrivera. Je voudrais te parler du projet qu’on a mis en place avec le groupe de la Biennale. En fait on a commencé une sorte de journal de la Biennale, pour rendre compte de notre travail autour de la Biennale. Enfin c’était l’intention de départ mais ça a évolué... C’est un projet qui doit se tenir de mars à octobre, date prévue de la Biennale. On a défini un protocole, chaque jour je dois noter une phrase ou deux, qui seraient l’information principale de la journée, celle qui ressort ou qui nous a le plus marqué. Comme un gros titre de une de journal, mais à mon échelle individuelle, ou à celle du groupe de travail, quand je leur demande à eux qu’est-ce qu’ils retiennent de leur journée. Mais ce n’est pas encore très bien défini, surtout dans la manière dont je choisis les informations et dont je les note. Si tu veux je peux te partager le lien du pad sur lequel je note le journal.
CB : Oui, le fait d’écrire par accumulation je trouve que c’est bien. Là, ce que vous êtes en train de faire, c’est une manière d’écrire sans écrire. c’est vraiment ce qui m’intéresse, comment on fabrique du contenu, pas sans en avoir conscience, mais quasiment sans faire d’effort.
CD : Je n’ai pas suivi le protocole assidûment, il y a des jours je n’ai pas écrit.
CB : Oui, mais il y a des règles et le fait d’avoir des trous dans la règle c’est aussi des respirations. Juste là, en ouvrant le document, d’un seul coup j’ai des petites pauses où je peux souffler. Il ne faut pas avoir peur du vide, c’est des moments de digestion du texte qui précède.
CD : Oui. Après là, c’est un outil de travail, la forme n’est pas vraiment réfléchie.
CB : Oui, mais c’est malgré tout une sorte de forme involontaire que tu as déjà fabriquée, qui existe déjà.
CD : Dans ta pratique est-ce que tu vas t’astreindre à un protocole et le suivre correctement ? Pour La mesure du temps tu disais que c’était un plaisir...
CB : C’était aussi une contrainte, il y avait des fois je ne notais pas mes journées durant trois jours, et ensuite j’oubliais. Ça devenait aussi des choses qui étaient pénibles. Mais c’est ça qui est paradoxal avec les contraintes, à la fois ça t’ennuie, mais ça fabrique quelque chose. Et même si c’est contraignant, je pense que tu continues à suivre un protocole parce que à un moment, à un endroit particulier, ça doit t’intéresser. Je crois que les protocoles ce sont des prétextes, c’est juste une manière de prendre des décisions à un moment donné et d’y aller. Par exemple, j’utilise la Futura parce qu’un jour, j’ai décidé que la Futura c’était chouette comme typographie, et c’est une manière de ne plus décider de typographie. Même si je me rends compte qu’à cet endroit j’aurais besoin de conseils sur les typos. Finalement les protocoles sont là comme règles du jeu, mais ce qui compte c’est de jouer. Il y a des règles, et là le fait que tu ne suives pas ta règle, fait que tu es en train de fabriquer de la forme. À mon avis ton journal est plus intéressant parce qu’il y a des vides, ce qui correspond à la vie aussi. Tu as d’autres choses qui se sont passées, tu as du hors-champ, et le hors-champ est visible parce que justement tu as des trous du coup, et nous on complète. C’est aussi un espace de projection, ces trous dans ton journal. En tout cas pour moi ce sont des lieux où nous en tant que lectrices on a l’espace pour rentrer. Ce sont des lieux d’accueil, c’est un peu comme un paillasson, un espace d’entre.
CD : Au final si j’écrivais tous les jours, le journal serait un peu indigeste ?
CB : Ce serait bien aussi, mais là c’est ce qui s’est passé. Il faut continuer dans l’équilibre de toi, de ta vie personnelle. Il y a l’art et la vie personnelle, et les choses se rencontrent, s’éloignent, se rejoignent, en fonction des aléas de la vie.
CD : Oui. Dans le journal, sans réfléchir j’ai commencé à noter les jours de la semaine, jeudi, vendredi, samedi, mais sans noter la date, comme 30 mars, 31 mars. Peut-être parce que pour moi ça n’avait pas d’importance au final. Dans tes projets en lien avec le temps, comme La mesure du temps, est-ce que la date t’intéresse vraiment ou c’est plus un rapport relatif au temps?
CB : Moi j’ai voulu uniquement des agendas de l’année 2017, enfin d’une année en particulier, parce que j’étais intéressée par ces histoires de choses communes. C’est-à-dire que cette année-là, c’est notre axe central, et nous on l’a toutes vu depuis notre point de vue. Au début, pour la forme de La mesure du temps, j’imaginais dire une date et regarder dans tous les agendas ce qui s’était passé à ce moment. Notamment je voyais une date qui revenait beaucoup, c’était les élections présidentielles, de voir « élections », « voter », « premier tour », comment les gens notaient cette chose qui était la même pour tout le monde, mais chacune n’avait pas la même manière de le dire. Une autre date qui revenait aussi c’était mon anniversaire, parce que j’ai fait une grosse fête pour mes trente ans, et mes amis l’ont marqué avec plein de cœurs, plein de petits schémas, et je trouvais que c’était chouette aussi d’avoir cette entrée-là. Mais je me suis rendue compte que c’était trop artificiel de prendre ces dates communes, elles m’empêchaient de parler de tout un tas de trucs géniaux qui se passaient ailleurs. Un autre montage que j’avais envisagé, c’était de parcourir un an, en faisant une semaine chez quelqu’un, puis une semaine chez quelqu’un d’autre, de faire une sorte de zapping. Mais pareil, c’était justement une règle, qui arrivait, qui était parachutée. Et finalement le fait d’en parler avec d’autres « ohh attend j’ai reçu un truc génial cette semaine, regarde il utilise des smiley bières qui trinquent pour dire que c’est les vacances dans son agenda ». Finalement cette écriture là du cœur plutôt qu’une écriture de la tête dans La mesure du temps, c’est celle qui m’a semblé la plus juste. Mais pour en revenir à ton agenda, le fait de ne pas écrire, je trouve que c’est très bien aussi. Il y a une espèce de flou, où on se sait pas quel mois c’est... Ce flou là, le fait de retirer de l’information c’est bien. Enfin c’est quelque chose que tu as fait intuitivement et ce n’est pas anodin. À toi de décider si tu le gardes ou pas. Quand tu écris « Océane entre parenthèses m’a dit que trois petits points », là tu as aussi la question de la parole rapportée. Comment dans ton journal, tu convoques des paroles d’autres personnes ? Et tu as les prénoms, j’aime bien les prénoms parce que ça peuple. Tu pourrais avoir « O. », tu pourrais avoir une autre typographie, ça pourrait être aussi juste « Océane, les suffragettes... » enfin c’est à toi de décider. Tu es un peu à la frontière d’une pièce de théâtre, tu as plusieurs niveaux de lecture, des didascalies, et c’est vachement intéressant entre ce qui est écrit et ce que tu vas dire, par exemple est-ce que tu dis « J » pour dire « jeudi », ou est-ce que tu dis « jeudi » ? C’est la marge entre la partition, ton texte et son interprétation. Par exemple « samedi j’ai fait un rêve en forme de visioconférence », tu as mis des parenthèses, pour moi cela veut dire que c’est dans un registre plus intime, donc tu le mets entre parenthèses un peu pour le protéger. Je me demande comment tu l’as notifié dans la version lue à voix haute ?
CD : Et bien celle-là je l’ai pas lue, donc je n’ai pas eu à me poser la question. Mais je l’ai mise entre parenthèses parce que je ne savais pas si je voulais la laisser dans le journal de la biennale. Parce que c’était plus quelque chose qui m’était arrivée et pas vraiment une information. En fait quand je l’ai vue avec les parenthèses encadrées je me suis dit que ça fonctionnait bien en fait parce que justement c’était une information plus intime.
CB : En fait, tu as ton protocole qui était de parler des choses un peu depuis ton statut d’étudiante, alors qu’en fait tu es une femme, et c’est aussi là, intégré dans le journal, toi en tant qu’individu au complet, pas juste une partie de toi. Mais il y a des gens qui font des choix assez strictes, de séparer la facette artistique de la vie privée, et moi je sais que ça me plaît toujours quand il y a d’un seul coup, un mélange entre les deux Il y en a pas trop de choses privées dans le début de ton journal, mais ça arrive et je trouve que c’est important. C’est te signaler aussi. Je trouve que ça a sa place dans ce genre de texte. Et puis il y a de l’humour, « hier c’était le premier avril », j’aime ce genre d’idioties.
CD : Oui.
CB : C’est très digeste les journaux, c’est des petites phrases, j’aime bien ce genre de littérature qui se picore.
CD : Oui, et ça fait référence à nos recherches sur l’« ici et maintenant ». Nous avons regroupé des manchettes de journaux, ce sont les unes des journaux imprimées sur des affichettes jaunes qui sont dans les kiosques ou dans des boulangeries. Et comme pour le journal, c’est des phrases qui sont assez brèves, avec beaucoup de hors-champs. Ça laisse la place pour se projeter et imaginer des choses. C’est cette idée qui m’intéressait.
Est-ce que tu pourrais me parler d’artistes dont le travail et la pratique te parlent ou t’inspirent ?
CB : Il y a deux personnes, deux artistes avec qui je travaille. Il y a Michel Dupuy, de Dector & Dupuy, un duo d’artistes. Michel Dupuy, l’un des deux Michel était un de mes profs aux beaux-arts du Mans, et quand j’étais étudiante franchement je comprenais pas ce qu’ils faisaient, je trouvais que c’était assez obscur. En fait, ils font des visites guidées dans l’espace public, à la recherche de traces d’usages qu’ont les gens de l’espace public. Comment à un moment donné quel trou est le trou idéal pour mettre un gobelet en plastique ou une canette. C’est souvent étiqueté d’un rapport absurde au monde, mais moi je trouve que c’est plutôt une sorte d’éducation du regard, c’est-à-dire qu’on se balade avec eux, et ils viennent d’un seul coup regarder un truc, mais avec un intérêt vraiment sincère. Ils viennent, aussi par moment s’intéresser à des graffitis qui ont été effacés, donc ils vont venir redessiner à la craie les contours du graffiti effacé, et eux auront fait tout un boulot d’enquête de terrain pour comprendre quel était ce graffiti, quand est-ce qu’il a émergé, en marge de quel événement politique... D’un seul coup ils vont déployer des indices qui sont présents dans l’espace public, qui touchent à l’histoire individuelle, des trouvailles que les gens ont, d’usage d’espace, d’accrocher sur des grilles des choses... et aussi de la grande histoire, et comment ces grandes et ces petites histoires se trouvent mélangées. Dans leur manière d’être, il n’y a pas de parler théâtral ou de truc postural, ils sont vraiment comme deux gars. Il y a un truc très simple et joyeux que moi j’aime beaucoup. Ce côté là humain, mais curieux, passionné, et qui t’embarque complètement. C’est une visite guidée, on marche, on s’arrête sur un truc, ils nous parlent, et on continue vers un autre point. Et en fait il se passe un truc génial dans le groupe, c’est qu’on se met tous à essayer de chercher quel va être le point d’arrêt suivant. Et d’un seul coup on devient un Dector & Dupuy. Ce genre de pratique déborde du temps de la performance. C’est-à-dire que tu as la performance, mais il y a un truc qui t’as impacté. Tu te mets à penser comme eux en dehors de ce temps performatif. Ils t’ont transmis le virus, tu as un regard qui est plus aiguisé après. Et je trouve ça génial quand l’art s’infiltre dans ta vie au quotidien, et que ta vie est habitée par la vision d’artistes que tu as pu expérimenter.
Une autre personne que j’aime beaucoup, c’est Adrianna Wallis3 , c’est avec elle que je fais le projet des nappées. Un jour elle a cru voir une lettre perdue sur le bord de la route alors qu’elle conduisait, elle s’est arrêtée et a fait demi-tour. Bon c’était une facture de boulangerie, mais elle s’est demandé « en fait, où vont les lettres perdues ? ». Et j’adore parce qu’elle a un culot génial, elle a appelé la poste pour leur poser la question, et elle a demandé à être en résidence au centre de tri à Libourne à côté de Bordeaux, qui ouvre et trie toutes ces lettres. Elle a passé une semaine là bas, à lire des lettres, à découvrir des pratiques un peu thérapeutiques de lettres, pour résoudre des choses, que tu adresses à Catherine Fauxnom, rue de la Famille, 36200 Pardon, des choses comme ça avec des adresses imaginaires. Une boîte de Pandore incroyable. Elle a été est dépositaire officielle de ces lettres perdues pendant plusieurs années. Elle a des cartons de lettres qui lui arrivaient à l’atelier, et elle organise depuis des relais de lecteurs et de lectrices pour lire à voix haute ces lettres pour qu’elles trouvent des destinataires. C’est hyper beau.
CD : Je ne connais pas ce phénomène de lettre sans destinataire.
CB : Par exemple, si moi je veux t’écrire et que je me plante dans l’adresse, pouf ça arrive à Libourne. Ce sont des lettres vraiment habitées et adressées à quelqu’un. Mais il y a aussi des lettres thérapeutiques, des lettres de gens qui écrivent à Gérard Depardieu, à des stars... Je ne sais plus quel homme célèbre, il y a une femme qui a une relation amoureuse avec lui, mais mentalement. Elle lui écrit des lettres d’amour, pas tous les jours mais quasiment.
CD : Et il n’y a pas de problème de confidentialité, de respect de la vie privée, avec ces lettres ?
CB : Justement, Adrianna travaille beaucoup avec une avocate pour toutes ces questions. Effectivement, il y a la vie privée, mais il y a aussi le droit d’auteur, les gens sont auteurs de leurs lettres. Donc elle fait un tri, elle n’utilise que les lettres où l’on a pas d’indices pour retrouver l’autrice. Dans la forme de son projet, elle fait lire et écouter les lettres, et si tu es lectrice, tu signes une décharge comme quoi tu ne feras pas de photos ni d’enregistrement. Finalement elle n’utilise que l’espace éphémère de la parole, et c’est ta mémoire qui va archiver mentalement les lettres. Mais elle ne diffuse pas le contenu tel quel, et ni en entier. Ce qui est un peu un truc comme ça, parce que concrètement, il reste un flou juridique là-dessus. C’est une question que je me suis posée, lorsque j’ai réédité une partie d’un texte de Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Je lui ai écrit, ainsi qu’à la maison d’édition, pour leur parler de ce que je voulais faire et leur demander l’autorisation, mais je n’ai pas eu de réponse. Il y a des moments où tu fais des choses dans l’illégalité, et il y a des négociations que tu fais avec ta conscience parce que tu trouves que c’est important de le faire. Surtout, je trouve que Le Maître ignorant, de Jacques Rancière est un texte formidable, et que c’est une manière de diffuser, de le faire connaître. Même si c’est illégal, c’est ma petite histoire qui fait que je me suis autorisée à prendre ce risque.
CD : La démarche de Dector et Dupuy avait-elle un lien avec leur pratique d’enseignants ?
CB : C’est marrant que tu dises ça, parce qu’en fait les deux étaient profs, l’un était prof en collège et l’autre aux beaux-arts. Mais ils ont commencé avant d’être enseignants, quand ils étaient étudiants ensembles aux Beaux-art de Bourges. Mais il y a quelque chose évidemment de la figure du pédagogue, comme Le Maître ignorant de Jacques Rancière. L’idée de ce texte c’est que tu es maître mais tu es ignorant, donc en fait tu ne vas pas apprendre à quelqu’un quelque chose mais tu te places au niveau de l’autre. Dans la posture de Dector & Dupuy il y avait quelque chose aussi de l’étudiant, c’est-à-dire de la personne qui étudie et qui découvre. Ils ne venaient pas te raconter, ils n’incarnaient pas cette figure d’autorité du professeur ou du conférencier, mais ils étaient plutôt situés depuis nous, depuis la personne qui se balade. C’était dans un format qui était convivial et ouvert, et qui faisait que tu apprenais énormément à chaque fois. Surtout parce pendant leurs visites, il y avait souvent des personnes extérieures qui intervenaient.
CD : Sur un sujet différent j’ai une autre question, d’un point de vue économique, comment vis-tu ?
CB : J’ai été diplômée en 2011. J’ai fait un service civique, et après j’ai travaillé, j’étais responsable de la communication de l’école des beaux-arts à Caen où j’avais étudié, et j’ai commencé à être artiste en touchant le chômage suite à cette période de travail. C’est là où je suis venue vivre à Strasbourg pendant six mois. J’avais envie de faire une grande feuille de recherche comme un carnet de recherche, j’ai pu faire ça à temps plein Et j’ai commencé à vivre du fait d’être artiste en ayant aussi une économie hyper restreinte, en continuant à avoir entre guillemets cette vie d’étudiant où tu fais un petit peu attention à tout. Depuis 2013, je n’ai plus de métier à côté d’artiste, c’est-à-dire que c’est mes revenus, de performances, de workshops, de conférences, de résidences qui me permettent de vivre. A partir de 2019, que j’ai gagné quasiment 1500 euros par mois et c’était la première fois de ma vie. Avant j’avais une économie plutôt autour de 600, 700 euros mensuels par mes activités artistiques.
CD : Qu’est-ce qui a changé en 2019 ?
CB : C’est le côté un peu sédimentaire, où plus tu commences à diffuser ton travail, plus il est diffusé. L’année précédente j’avais produit La mesure du temps, et c’est une pièce qui a bien tourné en performance, du coup on m’a beaucoup invité pour elle. J’ai fait aussi une résidence, ça été une année de fou, j’étais KO à la fin. Après je suis partie en voyage. C’est ça aussi, c’est très fluctuant les rentrées, il y a des fois où ça arrive et d’autres fois où... Je suis partie en voyage, puis il y a eu le covid, et là par contre si il y avait pas les aides de l’état, mes revenus seraient redescendus. Il y a aussi un autre paramètre, c’est que je vis en couple, et mon compagnon lui n’a pas de problème pour gagner sa vie. Dans notre économie de couple, on mélange les choses, on ne fait pas au prorata de ce que chacun gagne, mais on fait en pot commun, chacun à sa mesure. C’est aussi un facteur très important dans mon économie, qui me permet d’avoir l’esprit tranquille pour faire les choses. J’ai une amie qui justement suit un séminaires sur ces questions économiques de l’art, parce qu’on en parle pas trop. Une autre amie artiste, est propriétaire d’un appartement à l’étranger, et c’est le loyer de cet appartement qui lui permet d’avoir un revenu stable mensuel, parce qu’en plus elle est mère de famille, c’est un autre aspect. Moi je suis avec Thomas, nous sommes que tous les deux, on a pas d’enfant.
CD : Merci pour ta réponse
CB : C’est bien, il faut poser ces questions là.
CD : Oui. Je pense avoir fait le tour des questions que je voulais te poser. Merci beaucoup pour tes réponses.
- Camille Bondon fait sans doute référence en partie à la théorie des intelligences multiples d’Howard Gardner. Ou bien aux différentes perceptions et à la mémoire visuelle ou auditive par exemple. ↩
- Technique japonaise de pliage et de nouage de tissu pour emballer des objets. ↩
- Adrianna Wallis est une artiste plasticienne française. Les Lettres ordinaires est un projet commencé en 2016, à partir de lettres perdues, c’est-à-dire qui n’ont pas pu atteindre leur destinataire ou retourner à leur expéditeur. ↩