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Mathieu Tremblin
*Mathieu Tremblin est un artiste français, il vit à Strasbourg et travaille en Europe. Nourri par les pratiques urbaines comme le graffiti, il développe une démarche artistique basée sur des actions en situation urbaine dans le but de « questionner les systèmes de législation, de représentation et de symbolisation de la ville. [^ voir le site web de l’artiste (link : http://www.demodetouslesjours.eu/ text : ici)] »
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Il fonde en 2006 les Éditions Carton-pâte, une maison d’édition en ligne destinée à accueillir et diffuser une typologie de gestes éditoriaux, en étendant les logiques du livre d’artiste et de l’auto-édition à l’espace du web. En travaillant avec une économie de moyens et les contraintes imposées par la reprographie et le print on demand, il a développé une plateforme qui étend les conditions d’accès libres et non-marchandes de son travail dans l’espace urbain, en distribuant gratuitement des ouvrages sous forme de pdf téléchargeables.
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PM : On est un groupe d’étudiants, la notion générale qui guide nos recherches pour la biennale est Hic et nunc. On est rentré dans cette histoire par plusieurs entrées, et une des entrées c’était la notion d’in situ. J’ai lu pas mal de choses sur ton travail de manière générale, et ce qui nous intéresse particulièrement c’est le travail que tu as fait avec les éditions Carton-Pâte. Une des premières choses qui m’intéressait c’est le fait que tu diffuses ton travail sur le web. J’ai lu dans tes interviews que ça avait une importance particulière pour toi, qui était liée à l’environnement urbain et aux aspects politiques qu’il convoque. Je me demandais si le fait de diffuser ces éditions sur Internet était pour toi une forme de prolongement du travail que tu fais dans la rue, dans l’espace public.
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Cette nécessité était corrélée au fait qu’il n’y avait pas de modèle de structure intermédiaire ou institutionnelle pour l’accompagnement les pratiques non-commissionnées dans l’espace urbain. La présentation du graffiti ou de l’intervention urbaine dans un musée semblait par essence – et semble toujours – relever du paradoxe, puisque ce qui fait l’intérêt de ces pratiques c’est qu’elles adviennent en dehors des lieux dédiés à l’art. La forme de la documentation – et son archive – présentait par contre un intérêt parce qu’elle posait la question du processus de légitimation. S’il y a archive, il y a une collecte d’informations autour de l’œuvre urbaine. Qui prend les photos ? Est-ce qu’on doit tout archiver ? Comment faire le tri dans la matière récoltée ? Comment y accéder ? Cette forme d’archive spontanée s’épanouissait déjà sans limite sur les sites des artistes urbains. Adopter le modèle de la publication open source permettait de résoudre certaines de ces questions en prolongeant l’horizontalité de ces formats : Carton-pâte proposait un modèle de production et de diffusion do it yourself parce que le web était encore un espace autoédité et décentralisé.
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MT : Pour moi la question de l’in situ en ligne est différente du travail de la maison d’édition, parce que je fais une distinction entre le geste artistique et le geste éditorial. Certains gestes que j’ai pu faire sont directement assignés à exister sur Internet : ils vont être accessibles directement sur un espace dédié, pas sur le site des éditions Carton-pâte. C’est par exemple, le principe d’une exposition accessible temporairement, une sorte d’exposition en ligne à laquelle tu ne peux accéder que par tel ou tel biais : un zip à télécharger sur WeTransfer, une adresse html qui ne sera valable que pendant un certain temps, etc. Comme la série de vidéos de Eva et Franco Mattes intitulée Dark Content [^Eva & Franco Mattes, Dark Content, 2015. Une série de vidéos qui rend visible le travail des modérateurs de contenu des plateformes web. Contrairement à une idée reçue, ce travail n’est pas réalisé par des algorithmes mais bien par des hommes et des femmes, que les artistes ont rencontrés et dont iels ont recueilli les témoignages. La série de vidéos est visible sur le navigateur Tor. Consulter le site web des artistes ici.] qui n’était accessible que sur le dark web et qui t’obligeait à télécharger le navigateur Tor. De cette façon, j’ai pu utiliser Tinder comme outil de documentation et de diffusion de ma pratique d’intervention urbaine entre 2017 et 2018 [^Mathieu Tremblin, Matching with Urban Intervention, 2017-2018. Consulter la page web dédiée sur le site de l’artiste ici. Matching with Art, Location & Internet, 2019, vidéo disponible ici.]. Il y avait aussi une histoire d’éditorialisation : je faisais une série de photos et je la mettais en page sur un format donné. Seulement le mode de diffusion était géolocalisé. Il était lié à mes préférences sur l’application et à la temporalité où je l’utilisais.
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Pour moi la question de l’in situ en ligne fonctionne par rapport à ce type de propositions, pas par rapport aux éditions Carton-Pâte dans leur ensemble. Je trouve l’idée d’in situ en ligne intéressante, mais il faut s’intéresser à ce moment-là aux modes d’accès, aux formes du code, au registre d’énonciation, etc. Étienne Cliquet a fait ce geste très simple il y a quelques années, que l’on pourrait considérer comme une intervention sur son propre site web www.oridigami.net. Il faisait changer la couleur de l’écran en arrière-plan en fonction de l’heure du jour ou de la nuit à laquelle on le consultait. La seule manière de s’en rendre compte, c’était de consulter le site plusieurs fois ou de laisser la page ouverte pendant plusieurs heures. Et ce qu’il disait aussi à propos de cette pièce, c’est que quand lui-même travaillait sur son site web, ça lui permettait de conscientiser le temps qu’il passait dessus.
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PM : Pour rebondir sur ce que tu disais concernant la diffusion de ton travail, il semblerait que la manière et les conditions d’accessibilité sur le web se rapprochent des conditions dans lesquelles on accède à tes pièces dans la rue.
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MT : Effectivement, j’ai fait quelques éditions sur cette question là. Chaque writer procède à une éditorialisation de sa pratique du graffiti lorsqu’il compile les photos de ses pièces dans un blackbook : c’est son espace personnel d’archive. Il est confidentiel puisqu’il constitue aussi une preuve à charge. De la même façon, chaque artiste urbain compile lui aussi les images de ses interventions sur son disque dur. Seulement, leurs interventions urbaines seront souvent rendues publiques à leur corps défendant, remarquées par les passants pour leur singularité créative et documentées par des photographes amateurs. On retrouvera ainsi une image d’une œuvre urbaine croisée dans la rue au détour d’une page web, publiée sans l’aval de l’artiste aussi parce que l’œuvre n’est pas signée ou que l’artiste reste anonyme. Le travail échappe à son auteur et sa circulation en ligne donne une existence autonome à l’œuvre urbaine, au-delà de son existence propre dans la ville.
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Pour certaines œuvres anonymes dans l’espace public, on peut reconnaître une certaine intentionnalité ; cette reconnaissance de sa dimension intentionnelle va aboutir à une documentation par un tiers et mise en circulation sur le web. Pour moi, c’est vraiment ce rapport de miroir qui importe. Finalement Démo de tous les jours, mon site web, il s’adresse à la communauté de gens qui me suivent, mais... On est en 2020, les gens vont sur Instagram, ils ne vont plus à la source sur les sites des artistes ou les blogs spécialisés. Donc si je voulais vraiment faire circuler mon travail – ce que je mets sur Démo de tous les jours – je posterais tout en ligne. Ce n’est pas forcément le cas. Je poste pas mal de choses en story, mais je poste seulement une nouvelle intervention urbaine quand elle rebondit avec l’actualité ou avec des préoccupations personnelles.
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PM : D’accord. Et j’ai vu qu’il y avait beaucoup de choses sur le site des Éditions Carton-Pâte qu’on pouvait télécharger gratuitement et imprimer à la maison. Je me demandais si cette forme d’appropriation par les gens qui visitent le site web, qui vont pouvoir télécharger et imprimer les objets, découle de la mise en public de ton travail dans la rue ?
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MT : Oui, il y a un rapport certain. Une des influences que je n’ai pas cité, mais qui est assez exemplaire sur ce rapport entre espace en ligne et espace urbain, c’est François Chastanet et son site web Les partisans du moindre effort depuis 2003. Il proposait des affiches et des éditions en téléchargement à imprimer en A4 sur son imprimante de bureau. Il le faisait dans une perspective expérimentale, en créant un trait d’union entre l’architecture, la typographie et le graphisme. De mon côté, je n’avais pas les moyens de faire des tirages professionnels et je ne voulais pas fabriquer mes affiches à la main. Comme beaucoup de gens, l’idée d’utiliser des tirages A4 ou A3 en mosaïque pour les coller dans la rue s’est imposée. Je trouvais cela juste un peu idiot d’imprimer des formats pour ensuite couper les marges techniques, afin de les ré-assembler et feindre un format A2, A1 ou A0 alors que l’on pouvait directement faire des tirages au traceur à ces formats. J’ai donc réfléchi à la manière dont je pourrais partir des contraintes propres à la reprographie pour définir la forme des publications à diffuser sur Éditions Carton-Pâte. De sorte que toutes les éditions qui sont sur le site puissent être téléchargées et imprimées depuis le site par n’importe qui chez le reprographe du coin en utilisant les grammages et types de papier les plus communs.
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Les affiches téléchargeables, datées d’avant 2016, sont pensées pour des tirages au traceur noir parce qu’ils sont peu onéreux. Depuis 2016, il y a aussi des affiches couleurs ; c’est lié à l’essor du print-on-demand en ligne avec lequel on peut imprimer des petites séries pour un coût modeste. Cela témoigne aussi de l’évolution de la situation économique, du web marchand globalisé qui offre de nouvelles possibilités. Avant 2016, si je voulais faire une affiche en couleur en série pour la coller dans la rue, je la tirais en sérigraphie. Ce procédé nécessitait un certain traitement graphique qui induisait parfois au tirage des écarts entre l’image source et le multiple qui en résultait. Ces singularités, que d’autres auraient tendance à qualifier d’erreur ou de raté, m’ont toujours apparu comme un enjeu en soi, aussi parce que je ne voyais pas l’intérêt de rechercher un rendu industriel quand on produit de manière manuelle, artisanale. Lorsqu’on choisit un médium, il faut savoir exploiter ses spécificités et tester ses limites. Avec la reprographie ou le print-on-demand, il y a une différence inframince dans le processus de fabrication d’un reprographe à l’autre ou d’un imprimeur en ligne à l’autre. En définitive, c’est le même fichier numérique qui passe dans les machines. Ce n’est pas la compétence de l’imprimeur qui fait la singularité, c’est la chaîne de production : la personne qui va télécharger le fichier, qui va le transmettre au reprographe ou le téléverser en ligne, la manière dont l’impression va être emballée, transportée voire envoyée, etc. Peut-être qu’elle arrivera un peu pliée ou qu’elle manquera de densité parce que le toner est presque vide. C’est le cheminement qui va être intéressant dans la production et le fait d’avoir fait soi-même cette expérience assez émancipatrice d’apprendre « comment on fait pour lancer des impressions ». Potentiellement, la prochaine fois que cette personne aura envie de faire une affiche, elle saura à quoi doit ressembler le fichier à fournir au reprographe ou comment utiliser un imprimeur en ligne pour obtenir un tirage. Il y a aura eu la transmission d’un savoir d’usage à travers cette opération do it yourself.
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Démo de tous les jours c’est aussi une sorte d’ascèse : au lieu d’asseoir sa pratique artistique sur un curriculum vitae – « je suis artiste parce que j’ai fait tant d’œuvres et d’expositions », il va s’agir de se poser la question de l’actualité de sa sensibilité et de son désir – « ok, j’ai fait ça, mais qu’est-ce que je fais aujourd’hui ? ». C’est une affaire d’auto-discipline qui permettrait de maintenir la pratique dans le domaine du vivant plutôt que de la destiner à sa propre taxidermie. Cette recherche d’une constante de vie dans la pratique, c’est une manière d’aller vers plus de précision, plus de justesse, plus de finesse. Si on me demande de regarder rétrospectivement mon travail et qu’on me demande quels travaux sont les plus décisifs, je ne garde généralement que cinq à dix travaux ; et souvent les plus récents. Mes exigences se déplacent et évoluent. Le contexte n’est plus le même et finalement je me dis que je préférais faire des gestes très légers. Puis quelques temps plus tard, je me dis que j’aimerais bien faire des œuvres plus permanentes, qui restent et sur lesquels je pourrais revenir pendant dix ans. Je pense que c’est ça le rapport à la démo, comment on peut demeurer dans la tentative et l’expérimental, plutôt que dans le résultat. Comment on est dans une dimension processuelle dans notre rapport à l’art, plutôt que dans une logique de production et de monstration. C’est à cet endroit qu’advient le basculement entre les pratiques artistiques urbaines du début du XXe siècle – où l’idée c’était de s’émanciper de l’espace de galerie – et celles des années 1980-1990 dont une bonne part ont voulu rester dans la rue. Je pense notamment à Antonio Gallego [^Peintre et plasticien français né en 1956 qui a pratiqué le collage de fresques réalisées sur papier avec le collectif Banlieue-banlieue, entre 1982 et 1987.], Ox [^Ox est un artiste français, il vit et travaille à Bagnolet. Il a co-fondé le collectif les Frères Ripoulin avec Claude Closky et Pierre Huygues. Il pratique le collage d’affiches en s’appropriant des espaces d’affichage publicitaires. Pour voir son travail, consulter son site web ici.] ou Jean Faucheur [^Jean Faucheur est un artiste plasticien français né en 1956. Il a également co-fondé le collectif les Frères Ripoulin, et pratiqué le collage sur des panneaux publicitaires. Consulter son site web ici.] par exemple qui ont appartenu à cette nouvelle vague d’artistes urbains contemporaine de la première génération de graffeurs en France et qui sont beaucoup intervenus par voie d’affichage au sein des collectifs Banlieue-banlieue [^Groupe d’artistes formé en 1982 à Poissy, initialement composé d’une dizaine de membres, dont Alain Campos, Anita Gallego, Antonio Gallego, José Maria Gonzalez et Daniel Guyonnet. Consulter le blog du groupe ici.] ou les Frères Ripoulin [^Groupement d’artistes parisien·nes actif entre 1984 et 1988, parmi lesquel·les Jean Faucheur, Ox, Claude Closky, Pierre Huygues.]. Ce basculement, c’est une sorte de nécessité intrinsèque assez libertaire, une volonté de ne plus être assujetti à son statut d’artiste ou à la manière dont l’art est montré. Il s’agit de prendre en charge les moyens d’existence de l’art plutôt que de se limiter à sa production et de déléguer sa diffusion à des tiers. C’est une dynamique autogestionnaire qu’on peut retrouver aussi dans la culture techno, dans la culture skate, et dans le graffiti ou le hacking aussi, quelque part.
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De cette manière de 2007 à 2016, au moment où j’ai réintégré au nouveau site web toutes les éditions réalisées avec David Renault à mesure des années, j’ai reposé des contraintes éditoriales très strictes. Les premières publications que nous avions faites entre 2006 et 2012 étaient certes en reprographie, mais le façonnage – dos carré collé et massicotage – ralentissait et complexifiait le processus. On perdait la spontanéité qui pouvait exister avec un fanzine un pli agrafé, on perdait cette urgence et cette fluidité du geste : on était dans l’attente de la livraison et on retombait dans une logique éditoriale plus classique. En 2016, j’ai donc normalisé toutes les publications pour revenir à l’essence de cette typologie éditoriale. Des publications qui intègrent dans sa forme les marges techniques autant comme contrainte que comme signature graphique – pas d’images à fond perdu – ; le moins d’impression couleur possible et le recours à des papiers de couleur tels q’on en trouve chez tous les reprographes – avec les trois grammages de papier 80, 120, 160 g/m2 les plus courants – ; une reliure à plat avec des relieurs d’archives ce qui permet de ne pas s’embêter avec l’imposition des pages puisque les pages sont imprimées dans l’ordre du chemin de fer – puisque la reliure n’est pas fermée, il y a la possibilité d’augmenter ou de modifier l’édition, avec l’ajout d’une traduction des textes dans un second temps par exemple.
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Par contre, il y a cette série Tautological Propaganda [^Mathieu Tremblin, Tautological Propaganda, Strasbourg, Éditions Carton-pâte, août 2019, A5 recto-verso, 24 p.] que j’ai réalisé et qui est en ligne sur le site web des éditions Carton-pâte. C’est en quelque sorte le filtre de révélation idéologique de They Live de John Carpenter – les fameuses lunettes noires – appliqué à la marque de vêtements Obey. Je prends sur le réseau Instagram des images de gens qui posent avec des vêtements de la marque de Shepard Fairey, je les passe en négatif et je remplace l’identité visuelle de Fairey par un des slogans du film de Carpenter. Cela donne une série d’affiches pensée pour aller dans l’espace public. Je les placarde en mosaïque comme les campagnes de street marketing des marques de fast fashion.
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MT : Je te réponds un peu à l’envers, mais ce n’est pas l’idée de le pérenniser, parce qu’un site web, il n’y a rien de plus versatile, comme le rappelle souvent Kenneth Goldsmith le fondateur de Ubuweb : « If you can’t download it, it doesn’t exist. Don’t trust the cloud.». En plus, mes sites… Je ne t’ai pas raconté l’ingénierie derrière. Ce sont des sites que j’héberge chez Free depuis vingt ans, des comptes « pages perso ». En 1998, j’ai mis la main sur un CD d’installation promotionnel qui me donnait le droit à un espace en ligne gratuit chez Free avec une adresse e-mail. Cela m’a permis d’avoir plusieurs espaces d’hébergement conséquents pour pouvoir présenter mon travail en ligne de la manière dont je voulais sans avoir à investir dans un hébergement professionnel. À l’époque, j’étais précaire, étudiant et plus tard, artiste au RSA. Avec une vingtaine de sites en ligne, cela représentait une économie de plusieurs centaines d’euros à l’année. Seulement, si demain Free ferme les pages persos, le site disparaîtra. Il y a eu beaucoup d’artistes urbains qui ont fait des sites très complets et assez expérimentaux entre 2000 et 2008. Et ils ont disparu de cette façon.
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MT : Oui, c’est ça, c’est un peu une méta-documentation du travail. Comme il peut y avoir des images sur mon site web ou cette édition Tag Clouds Parable [^Mathieu Tremblin, Tag Clouds Parable, Strasbourg, Éditions Carton-pâte, août 2019, A4 recto-verso, 24 p., ISBN 979-10-95982-34-0]– qui est plutôt une fable sur la manière dont la documentation de Tag Clouds a été reproduite et diffusée. C’est une manière de parler du geste sans pour autant le montrer. Parce que, en définitive, c’est plus intéressant d’aller à Quimper ou à Arles voir les deux derniers Tag Clouds qui restent, voir comment ils ont été dégradés, appropriés, que d’avoir des photos de l’instant T où je les ai peints. L’intérêt aussi, c’est que l’action dans l’espace urbain est une forme de conversation avec l’environnement, avec les aléas, les autres passants, etc. Il n’y a pas un moment où l’œuvre débute et finit. Ce n’est pas une œuvre pérenne, donc elle n’est pas vouée à être immuable. Elle évolue tout le temps ou elle disparaît simplement, les couleurs se fanent avec la lumière, la peinture s’écaille. C’est quelque chose que tu ne peux pas vraiment restituer quand tu fais de la photographie, à moins d’en faire une par jour. Évidemment, les gens qui vont regarder l’image de l’intervention finalisée voudraient une image parfaite, impérissable. Alors que moi je veux voir les altérations et les interactions. La seule image « parfaite » est celle que d’aucun gardera de sa propre expérience de l’œuvre en situation.
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MT : Les Study sketches avait été faits dans la perspective d’un dossier pour présenter le principe de l’intervention dans un cadre qui n’a finalement pas abouti. Pour Tag Clouds Parable, c’est une proposition préméditée. À chaque fois qu’on me sollicitait pour la publication et la diffusion dans la presse de la documentation de Tag Clouds, j’envoyais les mêmes images pour avoir le plus d’occurrences possibles de ce travail. J’avais choisi de ne pas m’inscrire à l’ADAGP parce que je souhaitais que mes images conservent la même accessibilité que les œuvres urbaines qu’elles documentent, et que le contrôle algorithmique de la propriété intellectuelle en ligne y contrevenait. De fait, je savais qu’il serait quasi impossible d’être rémunéré pour une diffusion – puisque les médias préfèrent traiter la question du droit par le biais de cet organisme plutôt qu’avec les auteurs des œuvres –, alors je demandais une copie papier de chaque publication. À l’origine, je pensais découper dans les magazines ou les livres, et épingler variations des mêmes images imprimées comme des papillons pour en faire une œuvre unique, une fois arrivé à une collection assez conséquente. Et puis finalement, ça m’embêtait de recréer de l’unicité alors que ce qui m’importait, c’était la question de l’accès à l’œuvre urbaine par sa documentation et sa diffusion ; je suis reparti sur un projet éditorial. Plutôt qu’être le personnage de la fable, formuler le geste comme une hypothèse éditorial. C’est devenu une sorte de projet de recherche qui me permettait de revenir sur le buzz en ligne de 2016. Depuis 2010 où j’avais commencé cette série d’interventions urbaines, j’avais fait attention à ce que Tag Clouds ne devienne pas viral. Entre autres, parce que je sais très bien que quand une œuvre devient virale, l’auteur devient l’artiste d’un seul projet. Or, Tag Clouds représente un centième de mon travail, ça aurait été un peu ridicule de réduire des années de pratique à une seule œuvre. Cela peut être une stratégie de communication pour certains – un jeu avec l’économie de l’attention –, mais en ce qui me concerne la destination de mon travail a toujours été l’espace urbain et non le marché de l’art. Je ne voulais surtout pas me retrouver dans une situation où les municipalités m’inviteraient pour réaliser un Tag Clouds : la proposition se serait déplacée vers le repeint hygiéniste de ce qu’ils considèreraient comme des murs de tags « moches ». Ainsi, à chaque fois qu’on m’a demandé de réaliser cette intervention dans le cadre d’un programme, j’ai refusé. Et j’ai continué à la réaliser spontanément sans commissionnement et sans autorisation. Le buzz autour de cette intervention m’a fait réaliser qu’entre les années 2000 et les années 2010, le web décentralisé s’est transformé en réseau privé-public avec les médias sociaux. Avant les curieux, amateurs et journalistes allaient consulter les sites web des artistes et y découvraient les éléments de contexte publiés qui les renseignaient sur le processus créatif et le contexte de l’œuvre urbaine. Aujourd’hui, les œuvres urbaines diffusées via leur documentation sur le web sont réduites à des images dont l’intérêt fluctue avec le marché de l’attention. Elles deviennent des éléments d’une conversation plus large que celle qui les relie à leur contexte urbain, comme des sorte de template de mèmes. En remettant récemment en circulation ces Study Sketches*, j’ai voulu réintroduire d’autres registres d’images qui renseignent le processus de création, le travail d’observation et de préparation préalable qui correspond aussi au rythme et aux usages de la ville plutôt qu’à ceux, instantanés, des réseaux sociaux.
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MT : Ah ! Ici et maintenant : un des premiers sujets en arts plastiques proposé par l’artiste-chercheuse Françoise Vincent-Feria [^Artiste chercheuse travaillant avec Elohim Feria au sein du duo Vincent+Feria. Le duo travaille par des installations, performances et dispositifs évolutifs sur des questions environnementales et sociétales. Pour en savoir plus, consulter leur site web ici.], qui était maître de conférences à l’Université Rennes 2 en 2000 – et qui est devenue quinze ans plus tard ma directrice de thèse. C’était ma première performance. Avec mon camarade Damien Mousseau, on avait organisé un petit déjeuner pour tout le bâtiment Mussat. Aussi parce qu’elle nous avait montré le travail de Rikrit Tiravanija [^Artiste thaïlandais né en 1961, il vit et travaille entre Berlin, New-York et Bangkok. Son travail est associé à l’esthétique relationnelle et questionne la globalisation dans ses aspects sociaux et relationnels. Il a notamment organisé des espaces-temps d’exposition participatifs en organisant des repas partagés.]où il faisait manger des nouilles lyophilisées dans un espèce de dispositif de barque. Cela faisait écho à la thématique de la Biennale de Lyon.
Julie Blanc & Quentin Juhel
Au sein d’une équipe de développeurs·euses et de graphistes, Julie Blanc produit Paged.js, un outil permettant de produire des mises en pages avec les technologies du web.
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Le projet Code X a été entièrement produit avec les technologies du web, expérimentales et présentant leurs limites tout comme l’agrégation des textes faite par le biais d’un gestionnaire de contenus.*
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FJ : À l’occasion du Salon de l’édition alternative à la Gaîté Lyrique en 2017, vous aviez produit ce catalogue avec ces différents projets qui utilisent des types de conception alternatifS et donc vous êtes partis sur des technologies web, quels étaient les avantages et inconvénients de cette pratique ?
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JB : C’était la première fois que j’utilisais vraiment le web pour faire de l’imprimé, c’était un projet « test », c’est Emmanuel Cyriaque [directeur de la maison d’édition HYX] qui me l’avait proposé, j’avais alors proposé à Quentin de travailler dessus, nous devions le faire en une semaine.
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Les avantages du web, il y en a plein, pour ce projet ce n’était pas tant les avantages mais de montrer que c’était possible.
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QJ : Je vais revenir sur le terme « catalogue » : ce n’était pas vraiment un catalogue, c’était plutôt un objet manifeste. C’était le deuxième événement de PrePostPrint qui était marqué par la rencontre de différents acteurs : graphistes, développeurs, chercheurs, éditeurs, qui faisaient et qui font encore des publications imprimées avec les langages du web. Donc il s’agissait d’une réunion réelle, avec une réunion entre nous et avec le mini-festival, et cet ouvrage est à la fois un catalogue des gens présents, des potentialités du web2print ainsi que d’autres langages de programmation. Cela a été assez compliqué à mettre en place, notamment ces questions de polyfill. Tu vois ce que c’est qu’un polyfill ?
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JB : La problématique du web, c’est que c’est un flux, mais lorsque nous mettons en page nous avons besoin de découper ce flux de textes, en bloc pour en faire des pages. Cette fonctionnalité n’existe pas dans le web, le CSS regions c’est une proposition pour faire ça. Mais comme l’indique Quentin, cela a seulement été implémenté pendant un laps de temps très court – peut-être moins de 3 ans sur Chrome, dans le moteur de rendu Webkit. Alors c’est assez rare, d’habitude tout ce qui est implémenté sur le web, n’est jamais détruit – pour le coup c’est vraiment un contre-exemple. Donc, quelqu’un a mis en ligne un script qui simule cette fonctionnalité.
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QJ : L’enjeu était déjà que Julie et moi, n’avions jamais collaboré. J’avais déjà fait un peu de web2print notamment avec des workshops avec OSP [Open Source Publishing] puis avec un stage chez Sarah Garcin. Mais je n’avais pas travaillé dans un projet de cette petite envergure : avec un éditeur, des graphistes, etc… C’était un des premiers projets indépendants dans une première collaboration avant notre rencontre à l’ENSAD Lab. C’était intéressant et aussi un peu stressant !
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QJ : Il me semble que l’on a utilisé son CMS ADAAD, qui est son workflow qui lui permet de tout générer à partir de fichiers Markdown ou HTML. C’est un outil que l’on retrouve sur son gitlab, qu’il a fabriqué pour son workflow, pour son tunnel de production, où il peut récupérer des contenus, les traiter, avoir des exports différents et enfin pouvoir en faire des sites web, des epubs, des pdfs etc…
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QJ : Julie pourra sans doute mieux l’expliquer, mais la force de l’usage des langages du web est de construire des tunnels.
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JB : C’est pas du tout le même point de vue. Nous sommes tellement libres avec ces navigateurs et les technologies web, dans le sens où nous pouvons brancher tant de choses ensemble. Alors qu’avec InDesign tu dois développer ton propre script, partir de zéro pour faire un projet.
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QJ : Oui en effet, ce n’est pas forcément structuré, contrairement au web. Je n’utilise plus de logiciel propriétaire depuis 3 ans, dans l’enseignement ou dans ma pratique professionnelle.
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Il y a différents outils, en fonction de ce que nous voulons faire, soit dans des logiques logicielles ou alors des outils en ligne de commande ou des outils scripts passant par un navigateur web. Il existe pleins de solutions, pas forcément dans une logique logicielle.
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Cela fait longtemps que l’on parle à différents endroits de la production imprimée avec les technologies du web. Quentin te parlait d’OSP, ils avaient produit leur propre outil, qui avait certaines contraintes, notamment l’usage d’un ancien navigateur pour la gestion du CSS Regions. Il existait plein de petits outils pas très stables ou inversement des gros outils propriétaires – comme Prince ou easy Print.
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Le CSS est construit sur des spécifications données par le W3C – un organisme qui structure les implémentations des langages du web, il publie le document de travail, car le CSS évolue tout le temps. Le document présente les spécifications des médias CSS print ou CSS pour médias paginés, qui ne sont pas encore implémentées dans les navigateurs web. L’idée de Page js est de produire un polyfill*, pour ces spécifications de CSS print. Paged.js a donc pour but de pallier les manques des navigateurs, ainsi au fur et à mesure que les navigateurs implémenteront ces spécifications CSS print, Paged.js disparaîtra.
Élise Gay & Kevin Donnot (E+K)
Coder Le Monde reprend ces interrogations dans un projet expérimental reposant sur des technologies du web pour produire une édition.
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La question de l’update ou de la mise à jour était pour nous à rapprocher du hic et nunc, car elle intègre la capacité de mise à jour rapide possible par le numérique, et l’emploi des technologies du web (intrinsèquement mises à jour) dans des processus imprimés.
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FJ : Dans le cadre de la création de ce catalogue d’exposition, quels ont été les éléments déclencheurs qui vous ont poussés dans votre pratique à utiliser ces technologies de web2print ?
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Avec HTML2Print, nous avons balisé tous les contenus dans un langage qui s’appelle Markdown et YAML, tout le livre est rangé dans des dossiers avec des petits fichiers textes et nous avons développé un backoffice, un CMS custom [...] Il y a un système de gestion de contenu en PHP comme sur un site web qui vient récupérer tous les contenus et qui les preprocess pour générer des pages HTML, qui sont ensuite interprétées avec une feuille de style CSS particulière pour l'imprimé.
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KD : Nous commençons toujours par faire des maquettes type, sur un site web ou sur livre c’est toujours pareil : nous réalisons des maquettes statiques pour réfléchir à l’aspect visuel de la chose. Quant aux sites web, nous faisons aussi des maquettes interactives.
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KD : La programmation permet donc dans ce projet, d’avoir des fonctionnements automatiques. Toute la spécificité du livre c’est qu’à l’intérieur des pages texte, à chaque occurrence d’un nom, d’un nom de projet ou d’un langage, un algorithme produit comme une espèce d’hypertexte, c’est-à-dire qu’à chaque occurrence, on retrouve les références des autres pages où l’occurrence est citée. [...] Cela permet de circuler de façon non-linéaire dans le texte et de rejouer un fonctionnement qui serait hypertextuel, un peu plus proche du web, non linéaire.
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EG : Nous en avions assez de faire le travail plusieurs fois dans la production d’éditions multi-support, à la fois print et web. Pour l’instant le process de travail n’est vraiment pas travaillé et pas pris en compte, Nous avons donc été obligé de le faire par d’autre moyen.
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KD : Après Coder le Monde, nous nous sommes rendu compte de la galère que nous nous étions mise : Le système produisait des pdfs depuis le navigateur web. Il était donc assez complexe d’effectuer des corrections sur le fichier.
Rencontre avec Denis Tricard
DT : D’accord, écoutez, moi je suis le seul à les relire le soir, j’ai des heures de boulot derrière moi et parfois il y a quelques erreurs, et j’en ai fait passer une d’ailleurs, apparemment, il y a deux jours… De toute façon, ce sont des choses qui arrivent ! Le journal se compose d’une édition différente d’une commune à une autre. Et pour nous le but des affichettes c’est de mettre en avant un événement local pour pousser à la vente, par exemple si il y a un accident mortel quelque part on sait que ça va apparaître sur les affichettes, car les gens vont se demander par « amplification » : est-ce que c’est quelqu’un du village, quelqu’un que je connais ? et ils vont acheter le journal. Par exemple la dernière fois, il y a eu une émeute à Sainte-Marie-aux-Mines, des échauffourées entre deux communautés de gens du voyage. Les flics sont arrivés, il y avait deux cents flics dans le village, tard le soir à partir de 19 h et moi j’ai fait l’affichette là-dessus pour le village parce que je me suis dit : ça va vendre. Bon, le journal il est acheté par des personnes plus âgées, sur le web c’est une autre logique, mais l’affichette ça peut marcher. On s’aperçoit que quand on a un fait divers, ça vend plus, l’affichette elle sert à susciter de la vente. Je vous cite l’exemple du sommet de L’OTAN à Strasbourg en 2009, je crois qu’on a vendu dix milles journaux de plus, ce qui est quand même énorme. Mais ça ne marche pas tout le temps, d’abord les dépositaires… parfois, il y a des affichettes qui datent d’il y a un mois, parce que le buraliste ne l’a pas changé, et ce n’est plus du tout dans l’actu… C’est assez marginal maintenant on les fait encore mais jusqu’à quand, je ne sais pas.
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YMN : Sans compter le web !
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DT : Ah oui, sur le web on fait de plus en plus d’audience avec les abonnements. On voit bien que le print et les affichettes c’est un peu de l’ancien.