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Mathieu Tremblin
Ça me semblait intéressant qu’il y ait des modes d’accès qui soient spécifiques au support utilisés et de ne pas rejouer les mêmes modes d’accès d’un espace à un autre. En fondant les éditions Carton-pâte, l’idée était de prolonger les conditions d’accès libres et non marchandes aux œuvres urbaines présentes dans la ville. Et de proposer une réponse concrète à une diffusion située et limitée par la force des choses – parce que les auteurs l’avaient choisi ou parce qu’ils n’avaient pas la possibilité de faire autrement.
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MT : Effectivement, j’ai fait quelques éditions sur cette question là. Chaque writer procède à une éditorialisation de sa pratique du graffiti lorsqu’il compile les photos de ses pièces dans un blackbook : c’est son espace personnel d’archive. Il est confidentiel puisqu’il constitue aussi une preuve à charge. De la même façon, chaque artiste urbain compile lui aussi les images de ses interventions sur son disque dur. Seulement, leurs interventions urbaines seront souvent rendues publiques à leur corps défendant, remarquées par les passants pour leur singularité créative et documentées par des photographes amateurs. On retrouvera ainsi une image d’une œuvre urbaine croisée dans la rue au détour d’une page web, publiée sans l’aval de l’artiste aussi parce que l’œuvre n’est pas signée ou que l’artiste reste anonyme. Le travail échappe à son auteur et sa circulation en ligne donne une existence autonome à l’œuvre urbaine, au-delà de son existence propre dans la ville.
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Ma maison d’édition open source favorise cette fluidité : on peut très bien télécharger sur ton téléphone le PDF, mais aussi aller au reprographe du coin, l’imprimer et l’accrocher chez soi, sans même avoir été en dialogue avec l’auteur, sans même se poser la question de savoir si c’est de l’art ou pas. On retrouve l’évidence assez banale de la consommation culturelle de masse et du piratage, de la copie, de la contrefaçon. La création trouve son chemin et participe de manière naturelle à une intensification de la vie.
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MT : En fait je suis toujours très pragmatique, je pars toujours des usages que j’aurais moi-même des objets, donc oui, effectivement, ce qui me plaît c’est que les gens téléchargent, impriment et accrochent chez eux l’affiche, puisque que les tags que je dessine ne m’appartiennent pas. Il y a certes un geste d’auteur derrière cette mise en forme, mais quand tu fais un travail, tu l’adresses à quelqu’un. Or, cette série c’est presque un exercice de style qui ne trouve justement une adresse que lorsque quelqu’un va le regarder en soi, prendre l’initiative de l’accrocher chez lui ou l’utiliser en document dans un mémoire de recherche. Je me suis pas projeté dans un usage en particulier, même s’il est probable que ces affiches se retrouvent collées dans la rue à un moment donné si cela fait sens. J’ai tendance à concevoir des gestes dans un rapport contextuel, donc dans ce cas, il serait plus vraisemblable que réalise directement l’intervention plutôt qu’un collage d’affiche de croquis préparatoire.
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MT : Les Study sketches avait été faits dans la perspective d’un dossier pour présenter le principe de l’intervention dans un cadre qui n’a finalement pas abouti. Pour Tag Clouds Parable, c’est une proposition préméditée. À chaque fois qu’on me sollicitait pour la publication et la diffusion dans la presse de la documentation de Tag Clouds, j’envoyais les mêmes images pour avoir le plus d’occurrences possibles de ce travail. J’avais choisi de ne pas m’inscrire à l’ADAGP parce que je souhaitais que mes images conservent la même accessibilité que les œuvres urbaines qu’elles documentent, et que le contrôle algorithmique de la propriété intellectuelle en ligne y contrevenait. De fait, je savais qu’il serait quasi impossible d’être rémunéré pour une diffusion – puisque les médias préfèrent traiter la question du droit par le biais de cet organisme plutôt qu’avec les auteurs des œuvres –, alors je demandais une copie papier de chaque publication. À l’origine, je pensais découper dans les magazines ou les livres, et épingler variations des mêmes images imprimées comme des papillons pour en faire une œuvre unique, une fois arrivé à une collection assez conséquente. Et puis finalement, ça m’embêtait de recréer de l’unicité alors que ce qui m’importait, c’était la question de l’accès à l’œuvre urbaine par sa documentation et sa diffusion ; je suis reparti sur un projet éditorial. Plutôt qu’être le personnage de la fable, formuler le geste comme une hypothèse éditorial. C’est devenu une sorte de projet de recherche qui me permettait de revenir sur le buzz en ligne de 2016. Depuis 2010 où j’avais commencé cette série d’interventions urbaines, j’avais fait attention à ce que Tag Clouds ne devienne pas viral. Entre autres, parce que je sais très bien que quand une œuvre devient virale, l’auteur devient l’artiste d’un seul projet. Or, Tag Clouds représente un centième de mon travail, ça aurait été un peu ridicule de réduire des années de pratique à une seule œuvre. Cela peut être une stratégie de communication pour certains – un jeu avec l’économie de l’attention –, mais en ce qui me concerne la destination de mon travail a toujours été l’espace urbain et non le marché de l’art. Je ne voulais surtout pas me retrouver dans une situation où les municipalités m’inviteraient pour réaliser un Tag Clouds : la proposition se serait déplacée vers le repeint hygiéniste de ce qu’ils considèreraient comme des murs de tags « moches ». Ainsi, à chaque fois qu’on m’a demandé de réaliser cette intervention dans le cadre d’un programme, j’ai refusé. Et j’ai continué à la réaliser spontanément sans commissionnement et sans autorisation. Le buzz autour de cette intervention m’a fait réaliser qu’entre les années 2000 et les années 2010, le web décentralisé s’est transformé en réseau privé-public avec les médias sociaux. Avant les curieux, amateurs et journalistes allaient consulter les sites web des artistes et y découvraient les éléments de contexte publiés qui les renseignaient sur le processus créatif et le contexte de l’œuvre urbaine. Aujourd’hui, les œuvres urbaines diffusées via leur documentation sur le web sont réduites à des images dont l’intérêt fluctue avec le marché de l’attention. Elles deviennent des éléments d’une conversation plus large que celle qui les relie à leur contexte urbain, comme des sorte de template de mèmes. En remettant récemment en circulation ces Study Sketches, j’ai voulu réintroduire d’autres registres d’images qui renseignent le processus de création, le travail d’observation et de préparation préalable qui correspond aussi au rythme et aux usages de la ville plutôt qu’à ceux, instantanés, des réseaux sociaux.
Camille Bondon
CB : Oui, et j’ai tout scanné, c’est prêt. Enfin j’ai un peu de retouche d’images à faire, mais conceptuellement la pièce est prête. Et j’ai même envie de faire des mobiliers, comme les échelles à rouler dans les vieilles bibliothèques. Ça serait des escabeaux à roulettes en bois, pour pouvoir aller lire sur toute la hauteur, parce que ça prendrait à mon avis quasiment tout le mur comme une vraie bibliothèque. C’est le genre de pièce qui est prête, il faut juste l’espace, le temps et l’argent pour la réaliser.
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CB : Justement, Adrianna travaille beaucoup avec une avocate pour toutes ces questions. Effectivement, il y a la vie privée, mais il y a aussi le droit d’auteur, les gens sont auteurs de leurs lettres. Donc elle fait un tri, elle n’utilise que les lettres où l’on a pas d’indices pour retrouver l’autrice. Dans la forme de son projet, elle fait lire et écouter les lettres, et si tu es lectrice, tu signes une décharge comme quoi tu ne feras pas de photos ni d’enregistrement. Finalement elle n’utilise que l’espace éphémère de la parole, et c’est ta mémoire qui va archiver mentalement les lettres. Mais elle ne diffuse pas le contenu tel quel, et ni en entier. Ce qui est un peu un truc comme ça, parce que concrètement, il reste un flou juridique là-dessus. C’est une question que je me suis posée, lorsque j’ai réédité une partie d’un texte de Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Je lui ai écrit, ainsi qu’à la maison d’édition, pour leur parler de ce que je voulais faire et leur demander l’autorisation, mais je n’ai pas eu de réponse. Il y a des moments où tu fais des choses dans l’illégalité, et il y a des négociations que tu fais avec ta conscience parce que tu trouves que c’est important de le faire. Surtout, je trouve que Le Maître ignorant, de Jacques Rancière est un texte formidable, et que c’est une manière de diffuser, de le faire connaître. Même si c’est illégal, c’est ma petite histoire qui fait que je me suis autorisée à prendre ce risque.
Élise Gay & Kevin Donnot (E+K)
KD : La partie graphique de Back Office, ce n’est pas ce qui nous intéresse le plus dans le projet. Elle fonctionne bien, la grille est très flexible. Mais, ce qui a été particulier dans le projet, pour nous, c’était plutôt l’expérience d’être éditeur, la relecture des textes et travailler avec des auteurs et des traducteurs, des lecteurs et des relecteurs, d’imaginer des sommaires, des contenus en fonction de thématiques.
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KD : Et il y a aussi des échos à la version imprimée : les notes de bas de page et l’iconographie arrivent de façon synchrone dans Back Office, les notes sont sur les mêmes doubles pages et placées de façon un peu éclatées en fonction du contenu et de la grille. Sur la version en ligne elles arrivent de façon synchrone à la hauteur de l’appel de note. Il y a pas mal d’écho que nous avons essayé de faire. Nous nous sommes posés plein de questions sur cette version numérique : si nous faisions du epub, si nous publions sur CAIRN ou si nous faisions une application ... Nous avons heureusement été assez justes en ne faisant pas d’application, aujourd’hui toutes les applications que nous avons faites ne sont pas maintenables. ...
Garance Dor & Vincent Menu
En faisant circuler des projets d’artistes qui pourront être réalisés sans eux par un lecteur·ice devenant co-auteur·rice, la revue Véhicule demande aux artistes non pas de faire l’œuvre mais de faire faire l’œuvre. Ces partitions sont à la fois des boîtes à outils, des instructions, des consignes ou des poèmes.
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Ça fait peut-être aussi partie de la genèse effectivement. Moi j’étais comédienne, metteuse en scène, auteur également. Donc j’avais un rapport particulier au texte. Le texte m’intéressait à la fois du côté des arts plastiques par rapport à la question de la délégation de l’œuvre dans tout un courant qu’on pourrait dire conceptuel qui permet de transmettre une œuvre pour que quelqu’un d’autre le mette en production, comme Weiner [^Lawrence Weiner est un artiste américain, l’une des figures centrales de l’art conceptuel.] le théorise avec ses Statements où il déclare que l’œuvre peut être faite ou pas, mais qu’elle peut être également faite par d’autre. Cette idée que l’artiste n’est plus forcément le producteur et que l’œuvre peut être transmise et faite par d’autres. Et puis dans le champ du théâtre ce qui m’intéressait c’était des textes qui se dégageaient d’un modèle théâtral conventionnel, on pourrait dire dramatique et qui allait du côté de la performance et je m’étais rendu compte que la plupart des formes hybrides que je voyais sur scène et qui avait du texte n’était pas éditées. Parce que justement ce texte-là n’était pas considéré comme un texte littéraire, mais qu’il était comme une forme de sous-texte pour les éditeurs. Et donc c’est à cet endroit-là, à cet interstice qu’on a décidé de travailler.
Marcia Burnier & Nelly
CD : Oui, j’imagine bien ! Ok, et j’avais vu aussi que vous étiez beaucoup inspirées par… Lola Lafon [^Autrice, chanteuse, compositrice, féministe française.] et Dorothy Allison [^Autrice lesbienne féministe américaine.], est-ce qu’il y a aussi d’autres autrices, auteurs, que… qui vous inspirent ou d’autres zines… Que vous avez en référence, auxquels vous avez pensé qui vous ont quelque part inspirés ? Pour la suite en fait, pour les autres exemplaires qui ont suivi le premier du coup.
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MB : Oui et puis, on ne rémunérait pas les auteurs et les autrices, mais je crois que le truc c’est que ça aurait été… Je sais pas si tu te souviens Nelly, mais on avait eu une fois une question d’un journaliste qui avait fait un truc, qui nous avait demandé si c’était notre travail à plein temps ? On était là, « mais gars, on dégage 50€ de bénéfice sur 2 mois ! » Enfin, c’est toujours compliqué quand t’as pas du tout la capacité de rémunérer les gens même 10€. Mais en fait, tu dégages quand même assez de bénéfices pour te payer 2 pintes, et du coup t’as un peu l’impression, enfin tu te dis : « Ah ouais, mais du coup moi j’en tire… » Franchement, c’est des questions… Par ailleurs, c’est des sommes tellement dérisoires, moi maintenant ça me fait sourire, mais c’est vrai que sur le moment on était très attachées à discuter de ça.
Julie Blanc & Quentin Juhel
JB : Quentin dit qu’il n’aime pas le terme « auteur », moi non plus. Mais aussi je n’aime pas le mot « automatisation ». J’évite de le dire car souvent on me rétorque : « Tu fais un livre sans designer !? » ou « tu vas nous piquer notre boulot », alors qu’en réalité l’exécution est programmée, je donne des instructions, la mise en page est programmée mais pas automatisée. Les formes ne sont pas automatiques.