Mot-clé : espace
Mathieu Tremblin
Il fonde en 2006 les Éditions Carton-pâte, une maison d’édition en ligne destinée à accueillir et diffuser une typologie de gestes éditoriaux, en étendant les logiques du livre d’artiste et de l’auto-édition à l’espace du web. En travaillant avec une économie de moyens et les contraintes imposées par la reprographie et le print on demand, il a développé une plateforme qui étend les conditions d’accès libres et non-marchandes de son travail dans l’espace urbain, en distribuant gratuitement des ouvrages sous forme de pdf téléchargeables.
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PM : On est un groupe d’étudiants, la notion générale qui guide nos recherches pour la biennale est Hic et nunc. On est rentré dans cette histoire par plusieurs entrées, et une des entrées c’était la notion d’in situ. J’ai lu pas mal de choses sur ton travail de manière générale, et ce qui nous intéresse particulièrement c’est le travail que tu as fait avec les éditions Carton-Pâte. Une des premières choses qui m’intéressait c’est le fait que tu diffuses ton travail sur le web. J’ai lu dans tes interviews que ça avait une importance particulière pour toi, qui était liée à l’environnement urbain et aux aspects politiques qu’il convoque. Je me demandais si le fait de diffuser ces éditions sur Internet était pour toi une forme de prolongement du travail que tu fais dans la rue, dans l’espace public.
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PM : Ce qui nous intéresse c’est ce que tu fais dans ton travail, une pièce qui est faite pour un contexte particulier, une situation particulière, et qui pourrait difficilement être déplacée dans un autre espace.
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Pour moi la vraie rareté, dans l’espace urbain en particulier, c’est l’expérience. Ce n’est pas la préciosité artificielle créée par une spéculation sur le rapport en l’offre et la demande. La confidentialité dans le graffiti a aussi à voir avec la communauté ; un fanzine a une adresse.
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Ça me semblait intéressant qu’il y ait des modes d’accès qui soient spécifiques au support utilisés et de ne pas rejouer les mêmes modes d’accès d’un espace à un autre. En fondant les éditions Carton-pâte, l’idée était de prolonger les conditions d’accès libres et non marchandes aux œuvres urbaines présentes dans la ville. Et de proposer une réponse concrète à une diffusion située et limitée par la force des choses – parce que les auteurs l’avaient choisi ou parce qu’ils n’avaient pas la possibilité de faire autrement.
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Cette nécessité était corrélée au fait qu’il n’y avait pas de modèle de structure intermédiaire ou institutionnelle pour l’accompagnement les pratiques non-commissionnées dans l’espace urbain. La présentation du graffiti ou de l’intervention urbaine dans un musée semblait par essence – et semble toujours – relever du paradoxe, puisque ce qui fait l’intérêt de ces pratiques c’est qu’elles adviennent en dehors des lieux dédiés à l’art. La forme de la documentation – et son archive – présentait par contre un intérêt parce qu’elle posait la question du processus de légitimation. S’il y a archive, il y a une collecte d’informations autour de l’œuvre urbaine. Qui prend les photos ? Est-ce qu’on doit tout archiver ? Comment faire le tri dans la matière récoltée ? Comment y accéder ? Cette forme d’archive spontanée s’épanouissait déjà sans limite sur les sites des artistes urbains. Adopter le modèle de la publication open source permettait de résoudre certaines de ces questions en prolongeant l’horizontalité de ces formats : Carton-pâte proposait un modèle de production et de diffusion do it yourself parce que le web était encore un espace autoédité et décentralisé.
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MT : Pour moi la question de l’in situ en ligne est différente du travail de la maison d’édition, parce que je fais une distinction entre le geste artistique et le geste éditorial. Certains gestes que j’ai pu faire sont directement assignés à exister sur Internet : ils vont être accessibles directement sur un espace dédié, pas sur le site des éditions Carton-pâte. C’est par exemple, le principe d’une exposition accessible temporairement, une sorte d’exposition en ligne à laquelle tu ne peux accéder que par tel ou tel biais : un zip à télécharger sur WeTransfer, une adresse html qui ne sera valable que pendant un certain temps, etc. Comme la série de vidéos de Eva et Franco Mattes intitulée Dark Content [^Eva & Franco Mattes, Dark Content, 2015. Une série de vidéos qui rend visible le travail des modérateurs de contenu des plateformes web. Contrairement à une idée reçue, ce travail n’est pas réalisé par des algorithmes mais bien par des hommes et des femmes, que les artistes ont rencontrés et dont iels ont recueilli les témoignages. La série de vidéos est visible sur le navigateur Tor. Consulter le site web des artistes ici.] qui n’était accessible que sur le dark web et qui t’obligeait à télécharger le navigateur Tor. De cette façon, j’ai pu utiliser Tinder comme outil de documentation et de diffusion de ma pratique d’intervention urbaine entre 2017 et 2018 [^Mathieu Tremblin, Matching with Urban Intervention, 2017-2018. Consulter la page web dédiée sur le site de l’artiste ici. Matching with Art, Location & Internet, 2019, vidéo disponible ici.]. Il y avait aussi une histoire d’éditorialisation : je faisais une série de photos et je la mettais en page sur un format donné. Seulement le mode de diffusion était géolocalisé. Il était lié à mes préférences sur l’application et à la temporalité où je l’utilisais.
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Quelque part quelqu’un qui exploite le format Instagram pour diffuser son travail peut faire de l’in situ. Good Guy Boris documentait des writers en train de peindre des trains et utilisait des filtres Snapchat pour masquer son visage, tandis que les autres portaient des cagoules. C’était assez ironique puisqu’il jouait aussi avec le fait d’utiliser son vrai compte de réseau social et de revendiquer sa légitimité à investir librement dans l’espace public en peignant à visage découvert. Cela d’ailleurs été le point de départ d’une sorte de résidence spontanée intitulée Life is Live [^Cette action spontanée a été documentée par l’artiste sur son compte Instagram ainsi que dans un ouvrage, Live Boris. Extraits vidéos disponbiles à ces adresses : instagram.com/p/BXiyeDLFhxW, instagram.com/p/BXfRJ8qlHpm] à Athènes durant l’été 2017, où il peignait dans la rue en live stream sur Instagram en interagissant avec son audience numérique, comme avec les passants.
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MT : Effectivement, j’ai fait quelques éditions sur cette question là. Chaque writer procède à une éditorialisation de sa pratique du graffiti lorsqu’il compile les photos de ses pièces dans un blackbook : c’est son espace personnel d’archive. Il est confidentiel puisqu’il constitue aussi une preuve à charge. De la même façon, chaque artiste urbain compile lui aussi les images de ses interventions sur son disque dur. Seulement, leurs interventions urbaines seront souvent rendues publiques à leur corps défendant, remarquées par les passants pour leur singularité créative et documentées par des photographes amateurs. On retrouvera ainsi une image d’une œuvre urbaine croisée dans la rue au détour d’une page web, publiée sans l’aval de l’artiste aussi parce que l’œuvre n’est pas signée ou que l’artiste reste anonyme. Le travail échappe à son auteur et sa circulation en ligne donne une existence autonome à l’œuvre urbaine, au-delà de son existence propre dans la ville.
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Pour certaines œuvres anonymes dans l’espace public, on peut reconnaître une certaine intentionnalité ; cette reconnaissance de sa dimension intentionnelle va aboutir à une documentation par un tiers et mise en circulation sur le web. Pour moi, c’est vraiment ce rapport de miroir qui importe. Finalement Démo de tous les jours, mon site web, il s’adresse à la communauté de gens qui me suivent, mais... On est en 2020, les gens vont sur Instagram, ils ne vont plus à la source sur les sites des artistes ou les blogs spécialisés. Donc si je voulais vraiment faire circuler mon travail – ce que je mets sur Démo de tous les jours – je posterais tout en ligne. Ce n’est pas forcément le cas. Je poste pas mal de choses en story, mais je poste seulement une nouvelle intervention urbaine quand elle rebondit avec l’actualité ou avec des préoccupations personnelles.
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MT : Oui, il y a un rapport certain. Une des influences que je n’ai pas cité, mais qui est assez exemplaire sur ce rapport entre espace en ligne et espace urbain, c’est François Chastanet et son site web Les partisans du moindre effort depuis 2003. Il proposait des affiches et des éditions en téléchargement à imprimer en A4 sur son imprimante de bureau. Il le faisait dans une perspective expérimentale, en créant un trait d’union entre l’architecture, la typographie et le graphisme. De mon côté, je n’avais pas les moyens de faire des tirages professionnels et je ne voulais pas fabriquer mes affiches à la main. Comme beaucoup de gens, l’idée d’utiliser des tirages A4 ou A3 en mosaïque pour les coller dans la rue s’est imposée. Je trouvais cela juste un peu idiot d’imprimer des formats pour ensuite couper les marges techniques, afin de les ré-assembler et feindre un format A2, A1 ou A0 alors que l’on pouvait directement faire des tirages au traceur à ces formats. J’ai donc réfléchi à la manière dont je pourrais partir des contraintes propres à la reprographie pour définir la forme des publications à diffuser sur Éditions Carton-Pâte. De sorte que toutes les éditions qui sont sur le site puissent être téléchargées et imprimées depuis le site par n’importe qui chez le reprographe du coin en utilisant les grammages et types de papier les plus communs.
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Démo de tous les jours c’est aussi une sorte d’ascèse : au lieu d’asseoir sa pratique artistique sur un curriculum vitae – « je suis artiste parce que j’ai fait tant d’œuvres et d’expositions », il va s’agir de se poser la question de l’actualité de sa sensibilité et de son désir – « ok, j’ai fait ça, mais qu’est-ce que je fais aujourd’hui ? ». C’est une affaire d’auto-discipline qui permettrait de maintenir la pratique dans le domaine du vivant plutôt que de la destiner à sa propre taxidermie. Cette recherche d’une constante de vie dans la pratique, c’est une manière d’aller vers plus de précision, plus de justesse, plus de finesse. Si on me demande de regarder rétrospectivement mon travail et qu’on me demande quels travaux sont les plus décisifs, je ne garde généralement que cinq à dix travaux ; et souvent les plus récents. Mes exigences se déplacent et évoluent. Le contexte n’est plus le même et finalement je me dis que je préférais faire des gestes très légers. Puis quelques temps plus tard, je me dis que j’aimerais bien faire des œuvres plus permanentes, qui restent et sur lesquels je pourrais revenir pendant dix ans. Je pense que c’est ça le rapport à la démo, comment on peut demeurer dans la tentative et l’expérimental, plutôt que dans le résultat. Comment on est dans une dimension processuelle dans notre rapport à l’art, plutôt que dans une logique de production et de monstration. C’est à cet endroit qu’advient le basculement entre les pratiques artistiques urbaines du début du XXe siècle – où l’idée c’était de s’émanciper de l’espace de galerie – et celles des années 1980-1990 dont une bonne part ont voulu rester dans la rue. Je pense notamment à Antonio Gallego [^Peintre et plasticien français né en 1956 qui a pratiqué le collage de fresques réalisées sur papier avec le collectif Banlieue-banlieue, entre 1982 et 1987.], Ox [^Ox est un artiste français, il vit et travaille à Bagnolet. Il a co-fondé le collectif les Frères Ripoulin avec Claude Closky et Pierre Huygues. Il pratique le collage d’affiches en s’appropriant des espaces d’affichage publicitaires. Pour voir son travail, consulter son site web ici.] ou Jean Faucheur [^Jean Faucheur est un artiste plasticien français né en 1956. Il a également co-fondé le collectif les Frères Ripoulin, et pratiqué le collage sur des panneaux publicitaires. Consulter son site web ici.] par exemple qui ont appartenu à cette nouvelle vague d’artistes urbains contemporaine de la première génération de graffeurs en France et qui sont beaucoup intervenus par voie d’affichage au sein des collectifs Banlieue-banlieue [^Groupe d’artistes formé en 1982 à Poissy, initialement composé d’une dizaine de membres, dont Alain Campos, Anita Gallego, Antonio Gallego, José Maria Gonzalez et Daniel Guyonnet. Consulter le blog du groupe ici.] ou les Frères Ripoulin [^Groupement d’artistes parisien·nes actif entre 1984 et 1988, parmi lesquel·les Jean Faucheur, Ox, Claude Closky, Pierre Huygues.]. Ce basculement, c’est une sorte de nécessité intrinsèque assez libertaire, une volonté de ne plus être assujetti à son statut d’artiste ou à la manière dont l’art est montré. Il s’agit de prendre en charge les moyens d’existence de l’art plutôt que de se limiter à sa production et de déléguer sa diffusion à des tiers. C’est une dynamique autogestionnaire qu’on peut retrouver aussi dans la culture techno, dans la culture skate, et dans le graffiti ou le hacking aussi, quelque part.
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De fait, avec mon collègue David Renault lorsqu’on a commencé à faire des expositions en duo en 2008, on avait envie de faire des livres d’artiste pour rendre visible tout le travail d’enquête urbaine préalable qui inspirait nos œuvres et nos interventions. Comme on n’avait pas les moyens de faire des tirages à grande échelle, on éditait nous-même. On allait chez le reprographe, on en faisait un, deux, trois exemplaires. On en mettait un en consultation dans l’exposition, et voilà. Parfois, on documentait les œuvres de l’exposition et on en faisait un petit catalogue. Carton-pâte a constitué une réponse en actes à une des questions persistante à laquelle nous étions sans cesse confrontés : que se passe-t-il quand on a un budget de production et que le budget permet soit de produire l’exposition, soit de produire le catalogue, soit de se rémunérer, mais aucun des trois à la fois ? Celle-ci ouvrait à une autre plus précise : pourquoi notre rapport à l’édition devrait-il forcément se plier à des logiques de production industrielle, alors que lorsqu’on travaille dans l’espace urbain, on travaille à l’économie de moyens ?
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PM : Je rebondis sur ce que tu disais tout à l’heure, le fait de distribuer une pile de papier par exemple lors d’un workshop ou une exposition. Ton travail avec les éditions Carton-Pâte ça va être de trouver une forme qui ne trahisse pas cette première vie des objets, mais qui puisse être reproduite et distribuée ailleurs que dans cet espace premier ?
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PM : Encore sur cette idée de typologie de gestes, j’y voyais particulièrement par rapport à Tag CloudsPM : une action, un geste de déplacement, d’une pièce réalisée dans l’espace urbain à un autre espace qui serait le papier, l’édition.
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MT : Oui, en quelque sorte. J’avais appelé cette série « croquis d’étude », littéralement Study Sketch. Ce que je fais en peinture a un intérêt parce que je le fais dans un certain contexte. Je choisis un mur et comme je procède la plupart du temps sans autorisation, je n’ai aucune certitude que l’intervention reste ; elle va vraisemblablement générer des réponses ou des interactions multiples et inattendues à cause de cela. Si je fais ce même travail sous forme de dessins, qu’il ne reste plus à voir que le pseudonyme des tagueurs sans leur calligraphie originelle en référence, je soustrais en quelque sorte toutes les questions que l’action sur le terrain va soulever. Le dessin a son autonomie et je préfère que cette autonomie trouve une place dans le quotidien plutôt que dans un espace d’exposition. L’intérêt de l’édition, c’est qu’elle circule dans les espaces du quotidien, qu’elle a une existence dans la vie de tous les jours comme l’art dans l’espace public. On rencontre autant une œuvre urbaine de manière fortuite en marchant dans la rue, que sa documentation sous forme de publication en ligne au détour d’un blog, dans le fil d’un réseau social ou imprimée dans un magazine ou un livre. On arpente indifféremment une ville ou un livre, et l’œuvre est trouvée plutôt que montrée.
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MT : Les Study Sketches ? Je sais pas exactement ce que ça produit. En fait, ils ont existé sans le référent de la situation de création urbaine. Je prenais des vues photographiques de hall of fame de tags et je produisais un nuage de mots-clés insérés dans un espace schématisé pour voir ce que cela pourrait donner : c’était plutôt le statut de croquis d’étude, ou de dessin préparatoire à l’action. Et avec le temps et les multiples Tag Clouds réalisés, c’est aussi devenu une autre manière de montrer les choses. L’avant et l’après sont dissociés. Ces dessins vectoriels ont une valeur presque documentaire sur une situation qui aurait pu exister, mais qui demeure au stade de l’observation du territoire.
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Par contre, il y a cette série Tautological Propaganda [^Mathieu Tremblin, Tautological Propaganda, Strasbourg, Éditions Carton-pâte, août 2019, A5 recto-verso, 24 p.] que j’ai réalisé et qui est en ligne sur le site web des éditions Carton-pâte. C’est en quelque sorte le filtre de révélation idéologique de They Live de John Carpenter – les fameuses lunettes noires – appliqué à la marque de vêtements Obey. Je prends sur le réseau Instagram des images de gens qui posent avec des vêtements de la marque de Shepard Fairey, je les passe en négatif et je remplace l’identité visuelle de Fairey par un des slogans du film de Carpenter. Cela donne une série d’affiches pensée pour aller dans l’espace public. Je les placarde en mosaïque comme les campagnes de street marketing des marques de fast fashion.
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La série Preliminary Sketches pourrait très bien exister sous forme de tirage A4 ou d’affiches 4 × 3. Ce sont des dessins vectoriels avec une esthétique très liée aux logiciels d’architecture : modélisations, potentialités, plans, étapes de travail. Et ils sont intéressants pour cela, parce qu’ils ne sont pas l’intervention réalisée. Ils racontent autre chose, comme le plan d’architecte qui n’est pas le bâtiment fini. Le plan devient d’autant plus intéressant qu’il y a eu une opération de construction. La construction lui donne son autonomie, lui donne son existence propre, documentaire. Le plan peut être étudié ou servir de référence quand on va revenir sur la construction. Sa valeur va être liée à ce qu’on projette comme usage plus qu’à la question esthétique. Ces croquis d’étude sont un jeu avec le dessin d’architecture et les manières de représenter et fabriquer de l’urbain. Les architectes ne dessinent jamais les potelets parce ce qu’il vienne gâcher le rythme visuel qu’ils s’efforcent d’insuffler à leur façade. Ils ne dessinent pas non plus les poubelles et les détritus qui vont venir s’insérer dans les interstices et les recoins. Ils ne dessinent pas les tags, alors que ce qui rend une ville vivante, ce sont les traces laissées par celles et ceux qui la pratique. C’est à cet endroit qu’il y a un enjeu à ces croquis d’étude, différent et autonome de l’intervention Tag Clouds : reprendre un registre graphique lié à une modélisation de la ville et réintroduire des signes présents dans la ville ; des signes qui sont gommés des représentations de la ville et occultés, recouverts ou effacés dans la ville pour obéir à un certain mode de gouvernance et de gestion de l’espace public.
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MT : Je te réponds un peu à l’envers, mais ce n’est pas l’idée de le pérenniser, parce qu’un site web, il n’y a rien de plus versatile, comme le rappelle souvent Kenneth Goldsmith le fondateur de Ubuweb : « If you can’t download it, it doesn’t exist. Don’t trust the cloud.». En plus, mes sites… Je ne t’ai pas raconté l’ingénierie derrière. Ce sont des sites que j’héberge chez Free depuis vingt ans, des comptes « pages perso ». En 1998, j’ai mis la main sur un CD d’installation promotionnel qui me donnait le droit à un espace en ligne gratuit chez Free avec une adresse e-mail. Cela m’a permis d’avoir plusieurs espaces d’hébergement conséquents pour pouvoir présenter mon travail en ligne de la manière dont je voulais sans avoir à investir dans un hébergement professionnel. À l’époque, j’étais précaire, étudiant et plus tard, artiste au RSA. Avec une vingtaine de sites en ligne, cela représentait une économie de plusieurs centaines d’euros à l’année. Seulement, si demain Free ferme les pages persos, le site disparaîtra. Il y a eu beaucoup d’artistes urbains qui ont fait des sites très complets et assez expérimentaux entre 2000 et 2008. Et ils ont disparu de cette façon.
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MT : Est-ce que tu as vu la revue Alea [^Alea “Espaces et corps parcourus et traversés”, Carole Douillard, Paris, Éditions Carton-Pâte, October 2017, A3 recto, 36 p., ISBN 979-10-95982-19-7] ? C’est littéralement une revue dont le format est pensé pour être présenté dans un espace de vitrine. Le nombre de pages, la manière dont va être réparti le texte, les images, s’il y en a, tout cela va être agencé en fonction de l’espace où la revue va être présentée en placard. Et ensuite sur le site, les pages de la revue sont rassemblées dans un PDF en recto. La revue est pensée pour être montrée une première fois dans l’espace public et consultée de cette manière là. Cela se joue à trois niveaux de lecture : un texte qui est fait pour être lu à l’échelle du chemin de fer déployé sur la vitrine ; ensuite, lorsqu’on se rapproche, il y a les images ; et enfin au plus près, il y a un entretien sur la question de l’enregistrement des traces et des expériences urbaines. J’en ai fait une avec Carole Douillard qui était pensée pour une vitrine de FRAC. J’aimerai bien présenter le prochain numéro dans la vitrine d’un reprographe. La difficulté, c’est toujours la négociation ; c’est plus facile de négocier une vitrine avec un espace d’art qu’avec un espace commercial. Le commerçant y verra un manque à gagner, alors que l’espace d’art institutionnel ou associatif embrassera la proposition parce que c’est sa mission de donner une vitrine à des projets artistiques. À mes yeux, Alea est vraiment une édition in situ, c’est-à-dire que le chemin de fer de la revue est vraiment conçue en fonction de l’espace où elle va être présentée. Et bien sûr, elle est téléchargeable en ligne, on garde la même logique.
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MT : Oui, c’est ça, c’est un peu une méta-documentation du travail. Comme il peut y avoir des images sur mon site web ou cette édition Tag Clouds Parable [^Mathieu Tremblin, Tag Clouds Parable, Strasbourg, Éditions Carton-pâte, août 2019, A4 recto-verso, 24 p., ISBN 979-10-95982-34-0]– qui est plutôt une fable sur la manière dont la documentation de Tag Clouds a été reproduite et diffusée. C’est une manière de parler du geste sans pour autant le montrer. Parce que, en définitive, c’est plus intéressant d’aller à Quimper ou à Arles voir les deux derniers Tag Clouds qui restent, voir comment ils ont été dégradés, appropriés, que d’avoir des photos de l’instant T où je les ai peints. L’intérêt aussi, c’est que l’action dans l’espace urbain est une forme de conversation avec l’environnement, avec les aléas, les autres passants, etc. Il n’y a pas un moment où l’œuvre débute et finit. Ce n’est pas une œuvre pérenne, donc elle n’est pas vouée à être immuable. Elle évolue tout le temps ou elle disparaît simplement, les couleurs se fanent avec la lumière, la peinture s’écaille. C’est quelque chose que tu ne peux pas vraiment restituer quand tu fais de la photographie, à moins d’en faire une par jour. Évidemment, les gens qui vont regarder l’image de l’intervention finalisée voudraient une image parfaite, impérissable. Alors que moi je veux voir les altérations et les interactions. La seule image « parfaite » est celle que d’aucun gardera de sa propre expérience de l’œuvre en situation.
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MT : Les Study sketches avait été faits dans la perspective d’un dossier pour présenter le principe de l’intervention dans un cadre qui n’a finalement pas abouti. Pour Tag Clouds Parable, c’est une proposition préméditée. À chaque fois qu’on me sollicitait pour la publication et la diffusion dans la presse de la documentation de Tag Clouds, j’envoyais les mêmes images pour avoir le plus d’occurrences possibles de ce travail. J’avais choisi de ne pas m’inscrire à l’ADAGP parce que je souhaitais que mes images conservent la même accessibilité que les œuvres urbaines qu’elles documentent, et que le contrôle algorithmique de la propriété intellectuelle en ligne y contrevenait. De fait, je savais qu’il serait quasi impossible d’être rémunéré pour une diffusion – puisque les médias préfèrent traiter la question du droit par le biais de cet organisme plutôt qu’avec les auteurs des œuvres –, alors je demandais une copie papier de chaque publication. À l’origine, je pensais découper dans les magazines ou les livres, et épingler variations des mêmes images imprimées comme des papillons pour en faire une œuvre unique, une fois arrivé à une collection assez conséquente. Et puis finalement, ça m’embêtait de recréer de l’unicité alors que ce qui m’importait, c’était la question de l’accès à l’œuvre urbaine par sa documentation et sa diffusion ; je suis reparti sur un projet éditorial. Plutôt qu’être le personnage de la fable, formuler le geste comme une hypothèse éditorial. C’est devenu une sorte de projet de recherche qui me permettait de revenir sur le buzz en ligne de 2016. Depuis 2010 où j’avais commencé cette série d’interventions urbaines, j’avais fait attention à ce que Tag Clouds ne devienne pas viral. Entre autres, parce que je sais très bien que quand une œuvre devient virale, l’auteur devient l’artiste d’un seul projet. Or, Tag Clouds représente un centième de mon travail, ça aurait été un peu ridicule de réduire des années de pratique à une seule œuvre. Cela peut être une stratégie de communication pour certains – un jeu avec l’économie de l’attention –, mais en ce qui me concerne la destination de mon travail a toujours été l’espace urbain et non le marché de l’art. Je ne voulais surtout pas me retrouver dans une situation où les municipalités m’inviteraient pour réaliser un Tag Clouds : la proposition se serait déplacée vers le repeint hygiéniste de ce qu’ils considèreraient comme des murs de tags « moches ». Ainsi, à chaque fois qu’on m’a demandé de réaliser cette intervention dans le cadre d’un programme, j’ai refusé. Et j’ai continué à la réaliser spontanément sans commissionnement et sans autorisation. Le buzz autour de cette intervention m’a fait réaliser qu’entre les années 2000 et les années 2010, le web décentralisé s’est transformé en réseau privé-public avec les médias sociaux. Avant les curieux, amateurs et journalistes allaient consulter les sites web des artistes et y découvraient les éléments de contexte publiés qui les renseignaient sur le processus créatif et le contexte de l’œuvre urbaine. Aujourd’hui, les œuvres urbaines diffusées via leur documentation sur le web sont réduites à des images dont l’intérêt fluctue avec le marché de l’attention. Elles deviennent des éléments d’une conversation plus large que celle qui les relie à leur contexte urbain, comme des sorte de template de mèmes. En remettant récemment en circulation ces Study Sketches, j’ai voulu réintroduire d’autres registres d’images qui renseignent le processus de création, le travail d’observation et de préparation préalable qui correspond aussi au rythme et aux usages de la ville plutôt qu’à ceux, instantanés, des réseaux sociaux.
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MT : Ah ! Ici et maintenant : un des premiers sujets en arts plastiques proposé par l’artiste-chercheuse Françoise Vincent-Feria [^Artiste chercheuse travaillant avec Elohim Feria au sein du duo Vincent+Feria. Le duo travaille par des installations, performances et dispositifs évolutifs sur des questions environnementales et sociétales. Pour en savoir plus, consulter leur site web ici.], qui était maître de conférences à l’Université Rennes 2 en 2000 – et qui est devenue quinze ans plus tard ma directrice de thèse. C’était ma première performance. Avec mon camarade Damien Mousseau, on avait organisé un petit déjeuner pour tout le bâtiment Mussat. Aussi parce qu’elle nous avait montré le travail de Rikrit Tiravanija [^Artiste thaïlandais né en 1961, il vit et travaille entre Berlin, New-York et Bangkok. Son travail est associé à l’esthétique relationnelle et questionne la globalisation dans ses aspects sociaux et relationnels. Il a notamment organisé des espaces-temps d’exposition participatifs en organisant des repas partagés.]où il faisait manger des nouilles lyophilisées dans un espèce de dispositif de barque. Cela faisait écho à la thématique de la Biennale de Lyon.
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Hic et nunc, l’expression est duplice. Elle est teintée de nihilisme, elle s’accorde parfaitement avec le carpe diem consumériste et la déresponsabilisation qui en découle. Et en même temps, elle me semble aussi renvoyer à une empathie extrême envers son environnement : c’est essentiel d’être présent à soi et aux autres, d’être présent à la ville. Mais ce n’est pas du tout quelque chose d’évident. Avec la société de consommation, on est dans la projection permanente, dans un effacement du rapport au temps et à l’espace. La globalisation annihile toutes les distances et nous pousse à embrasser un désir illimité. Or, c’est une figure impossible dans le monde fini qui est le nôtre. Être ici et maintenant, c’est considérer son désir, la possibilité de le réaliser et de le partager ; ou de le minorer voire de s’en défaire si cela est nécessaire et salutaire. Cela me renvoie particulièrement au contexte de la pandémie. Cette double lecture de l’expression a pu encourager le pouvoir politique à des injonctions contradictoires. Il y a eu des décisions clairement mues par des intérêts privés, au service de la machine économique ; et d’autres, liberticides et absurdes, dont l’objet était d’affirmer un semblant d’autorité et de contrôle, pour rester maître du récit médiatique. Mais je m’égare un peu.
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PM : Non, tu fais bien de parler d’actualité parce que justement notre sujet de recherche ici et maintenant, ça vient aussi du contexte actuel, des confinements, déconfinements, couvre-feu, qui nous fait nous questionner sur les manières d’être présents les uns avec les autres, de trouver des solutions pour se voir et travailler ensemble… Il y avait quelque chose sur lequel je voulais te questionner c’est l’accès qu’on a maintenant à l’espace urbain, qui est très restreint... Est-ce que ça change quelque chose dans ta pratique ?
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La gestion française du coronavirus avec les diverses restrictions qui ont été appliquées a exacerbé certaines caractéristiques déjà présentes dans la gestion de l’espace public. Le rapport au parcours urbain a été réduit à sa frange la plus fonctionnaliste et consumériste. C’était problématique puisque, c’est exactement ce contre quoi on lutte quand on intervient dans la ville. On vise à initier à travers la découverte fortuite des œuvres urbaines une approche aventureuse motive des usages poétiques et politiques de l’espace – là où les législations visent à les circonscrire donc à les limiter. Pour l’instant, je sais pas trop ce que ça a transformé dans ma pratique parce que le confinement a coïncidé avec le moment où je finalisais ma thèse, et que j’étais de toute façon toute la journée devant l’ordinateur. Et puis, comme j’agis déjà sans autorisation, le fait de devoir enfreindre certaines règles pour ménager des espaces-temps de pratique fait partie de mes habitudes. Je pense que ce qui a été pernicieux, c’est comment les règles imposées de manière temporaire ont permis une forme de surpénalisation des personnes qui n’avaient pas le choix que d’être dehors, parce qu’elles étaient dans des situations précaires. La violence systémique de l’État, lisible dans son désengagement social et dans les inégalités qui en découlent a été surlignée de manière kafkaienne – on se souviendra de ces personnes sans domicile fixe qui se sont faites verbaliser à de multiples reprise parce qu’elle ne pouvait pas reste chez elles par définition.
Camille Bondon
CB : J’ai commencé à noter les choses, à noter le temps quand j’ai arrêté d’être étudiante. Il y avait un aspect un peu vertigineux car quand tu es étudiant tu as un planning qui t’est donné, mais après c’est à toi de décider de ta vie. C’est une pratique qui a donc commencé pour me rassurer, pour voir un petit peu ce que j’avais fait et archiver finalement toutes mes actions. Ça a été aussi un prétexte pour dessiner, parce que je ne suis pas une grande dessinatrice, enfin je n’ai pas de projet de dessin dans ma pratique artistique. Mais ce truc là, d’avoir à noter un peu, par exemple tous les repas que je prends, c’est une sorte de « micro-contrainte » pour pouvoir faire des dessins un petit peu tous les jours. Plus j’ai continué à le faire, plus je voyais que ça m’aidait aussi à structurer mes journées, à établir un peu des programmes. Et à chaque fois que j’essayais de trouver un meilleur modèle d’agenda, je voyais que finalement, l’espace du temps, sa matérialité, avait une forme d’influence ou d’incidence sur la perception que l’on a du temps. En posant la question autour de moi — parce qu’on a un goût partagé avec d’autres amis pour ces histoires-là — je me rendais compte que eux préféreraient les déroulés horizontaux ou verticaux des journées, d’autres voulaient avoir le mois pour avoir une sorte de vision à long terme. Je me suis dit que là, il y avait finalement une sorte de sujet commun, collectif, et que ça pourrait être intéressant d’essayer de faire un tour de cette question, pour voir comment les autres font aussi pour se dépatouiller du temps. Souvent, les questions que j’adresse aux autres pour créer des pièces, sont des questions de l’ordre du commun. Je me dis que si on partage nos savoirs et nos compréhensions de ces communs-là, la vie serait finalement plus simple.
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CB : Non, en fait c’est l’intégralité du carnet que j’ai scanné, et je suis venue recomposer, un peu comme les généticiennes quand elles étudient les manuscrits des autrices anciennes, elles viennent faire des transcriptions dactylographiées du manuscrit, pour pouvoir rendre lisible l’écriture manuscrite, qui peut être difficile à déchiffrer quand tu n’es pas spécialiste de l’autrice. Elles viennent conserver la mise en forme des pages, et remettre des blocs-textes dactylographiés à ces endroits-là. Je trouvais que c’était beau cette manière de coller à l’archive spontanée, où tu n’as pas fait de choix de mise en page. C’est quelque chose qui est de l’ordre de l’intuition, un bel espace d’émergence d’une pensée, des idées. Cette opération de nettoyage, de tout recomposer à l’ordinateur, et aussi de redessiner, c’était une manière de tout mettre à niveau, c’était aussi ce geste-là de publier, de rendre public. Et si là, aujourd’hui, tu devais m’ouvrir ton carnet et bien je passerai un petit moment à essayer de m’acclimater à ton écriture, à ta graphie. Ce geste-là c’était aussi une manière de faire rentrer les gens dans cet espace qui est plutôt privé, de rendre ça plus fluide et lisible.
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CB : Je dirais qu’en premier, il y a une envie. Par exemple, pour La mesure du temps, c’était de parler du temps. Mais c’était juste cette envie-là, de parler du sujet de la temporalité, de comment elle s’écoule. Moi j’ai commencé par avoir l’intuition que je voulais avoir des objets physiques, je ne savais pas pourquoi, mais je voulais qu’on me donne des agendas. On m’en a donné, mais après, je me suis rendue compte qu’il y avait aussi des agendas immatériels, numériques, et les gens qui n’en ont pas. Je me suis donc demandée comment je pouvais faire rentrer ces récits, ces temps d’entretiens que j’ai passé avec les gens. Au début je voulais manipuler les agendas, faire un temps physique où je montrais les agendas, les endroits qui m’intéressaient en particulier. Et plus j’en parlais autour de moi, plus je me rendais compte qu’ils étaient un terrain privé. Il fallait que je protège aussi cet espace-là. Et c’est justement en en parlant à chaque fois quand il y avait des gens qui passaient à l’atelier, que je me rendais compte que je faisais une sorte de diaporama des pépites, des meilleurs passages de chacun des agendas. C’est comme ça que je me suis dit que cela pourrait prendre la forme d’une vidéo, où je les manipule. Comme ça j’ai aussi un contrôle sur ce que je montre ou ne montre pas de ces espaces-là. Et les choses chez moi, se font de manière très intuitive. Le fait de faire une vidéo, c’est arrivé comme ça, et ce que je raconte aussi dans la vidéo, je l’ai fait de manière parlée, c’est-à-dire que je prenais l’agenda et je parlais en m’adressant à une copine que j’aime beaucoup, comme si elle était présente dans l’atelier. C’est une sorte d’écriture avec le cœur, je ne sais pas si on peut appeler ça comme ça. C’est faire confiance à l’intuition, à ce qui est vraiment essentiel dans chacun de ces objets qu’on m’avait confié. Évidemment, par moment je retournais la séquence, parce que je trouvais que, par exemple, il y avait un geste qui était beau mais le point n’était pas fait. J’ai un peu rejoué certaines scènes, mais l’écriture s’est faite de manière improvisée et parlée.
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CB : Oui, en fait, il y a un truc aussi qui est chouette, c’est que les gestes précèdent la pensée. Ce qui est dit en tout cas, c’est que l’impulsion qui est envoyée au niveau de la main pour faire un geste est associée à une parole que je vais énoncer, mais en fait elle arrive un peu plus tôt, ou elle part un peu plus tôt que la parole. Par exemple, les personnages politiques vont travailler pour avoir le bon geste qui arrive au bon moment et qui veut dire quelque chose. On sent qu’il y a un truc qui cloche dans leurs gestes. Alors que c’est peu comme quand on t’annonce quelque chose, et tu fais « Ah Génial ! », mais ta tête elle va faire non. En fait, il y a une sorte de sincérité du corps qui ne passe pas par un filtre conscient, et je trouve que c’est vachement bien d’explorer cet espace.
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Il y a une autre fonction dans les gestes, je l’ai aussi appris en échangeant. Je m’étais retrouvée pendant une interview en train de toucher ma boucle de ceinture, et ma petite sœur psychomotricienne m’a fait remarquer que c’était une « réaction de prestance » qui traduisait une gêne. Il y a aussi ça en fait, il y a des gestes qui vont être là par exemple pour canaliser peut-être une pétoche ou un truc comme ça. Les gestes n’ont pas de signification fixe, mais ce sont nos amis, ils sont là pour nous aider. Par moment quand on a peur, on va tripoter un truc parce que ça canalise à un moment donné. Le fait d’avoir des fiches dans les mains, ou son téléphone quand on parle en public, c’est cette main-qu’est-ce-que-j’en-fous-j’en-sais-rien, je l’accroche à un téléphone ça va beaucoup mieux. Dans des pièces que j’ai faites, je comprenais que mes fiches étaient là pour éviter que je tremble, parce que je me mets à trembler quand je suis trop émotionnée. Alors que les fiches elles me permettent de canaliser cette énergie et de l’ancrer. Ces supports, ces fiches, deviennent finalement de nouveaux espaces d’expression.
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CB : Tu vois les séminaires où tout le monde se présente en conférence d’une heure, moi je n’avais pas envie de faire une conférence, donc j’ai appelé des gens que je connaissais et avec qui j’ai travaillé pour qu’elles et eux me présentent avec leurs mots. Je n’aimais pas trop cette posture de l’artiste qui se présente, et j’aime ce côté amateur en fait. Je trouve qu’il y a quelque chose de très beau dans l’amateurisme, c’est qu’il y a aussi l’espace pour l’amour. Moi j’ai une idée de comment je veux me présenter, mais elles et eux avaient plein de petites portes d’entrées différentes et aussi des trouvailles langagières, iels avaient des manières de dire qui étaient super justes. Moi j’ai leurs conversations dans l’oreillette et je suis juste leur porte-parole. Un peu comme un médium qui viendrait entendre des voix et qui amplifie simplement un signal. Toutes ces petites pépites qu’iels avaient, ces formules que je trouvais justes, je les ai recopiées sur des fiches bristol, que je soulève en même temps que je l’énonce. C’est une manière de souligner la parole, et par exemple si tu devais faire un résumé, tu pourrais prendre juste en note ces fiches. J’appelle ça des notes de bas de paroles, c’est pour moi l’essentiel de ce qui doit être retenu. En réalité, ça s’est improvisé au fur et à mesure. Je n’avais pas l’idée de faire une conférence avec des sous-titres. D’ailleurs, par rapport aux états simultanés dont je parlais, La présentation des présentations, je la fais de manière parlée, mais à un moment donné j’ai eu l’occasion d’imprimer, donc j’ai fait une version transcrite de cette présentation, c’est un leporello sur un A3 plié en zigzag. Encore une fois il y a la version parlée, la version éditée, et peut-être qu’il y aura une version audio un jour, je n’en sais rien, ça se fait en fonction des opportunités, c’est vivant comme matière.
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CB : Alors, il y a deux manières de faire, par exemple La mesure du temps c’est un projet que j’ai initié parce que j’avais cette envie là très forte. C’est un projet que j’ai financé moi-même, le temps de recherche, de création à l’atelier, le fait de travailler avec un ingénieur son... J’avais envie de faire cette pièce, donc j’ai pris sur mes économies pour prendre le temps de la créer. C’est une manière de faire quand il y a une envie qui est là et qui est trop forte, il faut qu’elle se réalise. Autrement, par exemple pour Le goût des rêves, la collection de récits de rêves racontés au réveil, j’étais invitée par Michel Dupuy au centre d’art art3 à Valence, et c’est parce qu’il y avait cet espace, ce temps, une rémunération et cette envie avec Michel Dupuy de travailler ensemble, que ce projet est apparu. Les nappés, le projet sur lequel je travaille en ce moment, c’est un appel à candidature pour une résidence que j’ai rédigé avec une amie, et on a pensé ce projet pour ce territoire. En ce moment je travaille sur une histoire des drapés, comment s’habiller en pans de tissus noués, et c’est moi qui suis en train d’écrire ça toute seule, on ne m’invite pas pour l’instant, il n’y a pas de date. Mais comme La mesure du temps, je le fais parce que c’est ce qui me passionne en ce moment. Il y a des choses qui viennent par la passion, et il y en a d’autres qui arrivent par des contextes et tu composes un projet en fonction.
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CB : C’est une bonne question. Pour tous les projets que je n’ai pas encore le temps de réaliser, depuis quelque temps je les écris, je fais des sortes de courtes nouvelles. Ça s’appelle Les possibles, ce sont des histoires en quelques lignes qui racontent ce que sera le projet, comme si il était déjà réalisé. Et sinon je n’ai pas de réponse à t’apporter. Je pense que c’est une histoire de fréquence. Par exemple, l’intérêt pour les drapés, ça n’est pas venu comme ça, c’était une question qui m’intéressait déjà. Et puis, mon compagnon connaissant cette envie de faire quelque chose avec ça, m’a offert un sac simplement noué en furoshiki[^ Technique japonaise de pliage et de nouage de tissu pour emballer des objets.]. Après, moi, je me suis posée des questions sur les sous-vêtements, et je suis tombée sur des culottes japonaises, un peu comme des pagnes, ce sont des vêtements juste noués, et j’ai trouvé que c’était hyper confortable. Après, on est parti en voyage en Grèce et il y avait du drapé tout le temps, partout où tu regardais, c’était que des toges. Alors, c’est que d’un seul coup, à un moment donné c’est une évidence, c’est partout autour de toi, tu ne vois que ça. Donc tu es obligée de faire quelque chose dessus. Mais ça prend du temps, les pliages de tissus, je pense que la première fois que j’ai commencé à y penser j’étais étudiante à Caen, en 2010. Il y a des projets qui sont là, et ils leur faut peut-être dix ans pour arriver à éclore. Alors qu’il y en a d’autres, par exemple la collection des premières pages, j’ai passé vachement de temps à retourner dans les bibliothèques, à emprunter tous les livres, à demander aux copines qui m’avaient prêté des livres pour pouvoir scanner toutes les premières pages. Donc j’ai toutes ces premières pages, le projet est là, mais il n’a pas encore trouvé d’espace physique pour que je puisse faire ma tapisserie de toutes mes premières pages, comme une sorte de bibliothèque de livres ouverts.
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CB : Oui, et j’ai tout scanné, c’est prêt. Enfin j’ai un peu de retouche d’images à faire, mais conceptuellement la pièce est prête. Et j’ai même envie de faire des mobiliers, comme les échelles à rouler dans les vieilles bibliothèques. Ça serait des escabeaux à roulettes en bois, pour pouvoir aller lire sur toute la hauteur, parce que ça prendrait à mon avis quasiment tout le mur comme une vraie bibliothèque. C’est le genre de pièce qui est prête, il faut juste l’espace, le temps et l’argent pour la réaliser.
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CB : C’était aussi une contrainte, il y avait des fois je ne notais pas mes journées durant trois jours, et ensuite j’oubliais. Ça devenait aussi des choses qui étaient pénibles. Mais c’est ça qui est paradoxal avec les contraintes, à la fois ça t’ennuie, mais ça fabrique quelque chose. Et même si c’est contraignant, je pense que tu continues à suivre un protocole parce que à un moment, à un endroit particulier, ça doit t’intéresser. Je crois que les protocoles ce sont des prétextes, c’est juste une manière de prendre des décisions à un moment donné et d’y aller. Par exemple, j’utilise la Futura parce qu’un jour, j’ai décidé que la Futura c’était chouette comme typographie, et c’est une manière de ne plus décider de typographie. Même si je me rends compte qu’à cet endroit j’aurais besoin de conseils sur les typos. Finalement les protocoles sont là comme règles du jeu, mais ce qui compte c’est de jouer. Il y a des règles, et là le fait que tu ne suives pas ta règle, fait que tu es en train de fabriquer de la forme. À mon avis ton journal est plus intéressant parce qu’il y a des vides, ce qui correspond à la vie aussi. Tu as d’autres choses qui se sont passées, tu as du hors-champ, et le hors-champ est visible parce que justement tu as des trous du coup, et nous on complète. C’est aussi un espace de projection, ces trous dans ton journal. En tout cas pour moi ce sont des lieux où nous en tant que lectrices on a l’espace pour rentrer. Ce sont des lieux d’accueil, c’est un peu comme un paillasson, un espace d’entre.
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CB : Il y a deux personnes, deux artistes avec qui je travaille. Il y a Michel Dupuy, de Dector & Dupuy, un duo d’artistes. Michel Dupuy, l’un des deux Michel était un de mes profs aux beaux-arts du Mans, et quand j’étais étudiante franchement je comprenais pas ce qu’ils faisaient, je trouvais que c’était assez obscur. En fait, ils font des visites guidées dans l’espace public, à la recherche de traces d’usages qu’ont les gens de l’espace public. Comment à un moment donné quel trou est le trou idéal pour mettre un gobelet en plastique ou une canette. C’est souvent étiqueté d’un rapport absurde au monde, mais moi je trouve que c’est plutôt une sorte d’éducation du regard, c’est-à-dire qu’on se balade avec eux, et ils viennent d’un seul coup regarder un truc, mais avec un intérêt vraiment sincère. Ils viennent, aussi par moment s’intéresser à des graffitis qui ont été effacés, donc ils vont venir redessiner à la craie les contours du graffiti effacé, et eux auront fait tout un boulot d’enquête de terrain pour comprendre quel était ce graffiti, quand est-ce qu’il a émergé, en marge de quel événement politique... D’un seul coup ils vont déployer des indices qui sont présents dans l’espace public, qui touchent à l’histoire individuelle, des trouvailles que les gens ont, d’usage d’espace, d’accrocher sur des grilles des choses... et aussi de la grande histoire, et comment ces grandes et ces petites histoires se trouvent mélangées. Dans leur manière d’être, il n’y a pas de parler théâtral ou de truc postural, ils sont vraiment comme deux gars. Il y a un truc très simple et joyeux que moi j’aime beaucoup. Ce côté là humain, mais curieux, passionné, et qui t’embarque complètement. C’est une visite guidée, on marche, on s’arrête sur un truc, ils nous parlent, et on continue vers un autre point. Et en fait il se passe un truc génial dans le groupe, c’est qu’on se met tous à essayer de chercher quel va être le point d’arrêt suivant. Et d’un seul coup on devient un Dector & Dupuy. Ce genre de pratique déborde du temps de la performance. C’est-à-dire que tu as la performance, mais il y a un truc qui t’as impacté. Tu te mets à penser comme eux en dehors de ce temps performatif. Ils t’ont transmis le virus, tu as un regard qui est plus aiguisé après. Et je trouve ça génial quand l’art s’infiltre dans ta vie au quotidien, et que ta vie est habitée par la vision d’artistes que tu as pu expérimenter.
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CB : Justement, Adrianna travaille beaucoup avec une avocate pour toutes ces questions. Effectivement, il y a la vie privée, mais il y a aussi le droit d’auteur, les gens sont auteurs de leurs lettres. Donc elle fait un tri, elle n’utilise que les lettres où l’on a pas d’indices pour retrouver l’autrice. Dans la forme de son projet, elle fait lire et écouter les lettres, et si tu es lectrice, tu signes une décharge comme quoi tu ne feras pas de photos ni d’enregistrement. Finalement elle n’utilise que l’espace éphémère de la parole, et c’est ta mémoire qui va archiver mentalement les lettres. Mais elle ne diffuse pas le contenu tel quel, et ni en entier. Ce qui est un peu un truc comme ça, parce que concrètement, il reste un flou juridique là-dessus. C’est une question que je me suis posée, lorsque j’ai réédité une partie d’un texte de Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Je lui ai écrit, ainsi qu’à la maison d’édition, pour leur parler de ce que je voulais faire et leur demander l’autorisation, mais je n’ai pas eu de réponse. Il y a des moments où tu fais des choses dans l’illégalité, et il y a des négociations que tu fais avec ta conscience parce que tu trouves que c’est important de le faire. Surtout, je trouve que Le Maître ignorant, de Jacques Rancière est un texte formidable, et que c’est une manière de diffuser, de le faire connaître. Même si c’est illégal, c’est ma petite histoire qui fait que je me suis autorisée à prendre ce risque.
Marcia Burnier & Nelly
Marcia et Nelly se sont rencontrées via une communauté militante queer-féministe. D’ici, elles décident de se retrouver le temps d’une journée pour donner corps aux textes qu’elles publient sur leurs Tumblr respectifs. Inspirées par la sous-culture punk-féministe américaine Riot Grrrl, et proches du spoken word [^Formes expérimentales d’oralisation d’un texte qui passe par différentes méthodes liées aux gestes, aux expressions corporelles et vocales. Cette forme est surtout popularisée dans les années 60 au sein des communautés noires américaines.] elle choisissent le zine comme espace de parole personnelle et de récits non-fictionnels. Armées de scotch pailleté, de ciseaux et inspirées par leurs collections d’images, elles dessinent une collection de 15 zines en se ré-appropriant écriture et création artistique.
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CD : Ok, ça marche. Donc l’idée c’était que… On travaille sur une biennale qui s’appelle Exemplaires et qui a lieu à Toulouse à l’automne 2021. Donc c’est une biennale qui porte sur les exemplaires et sur l’objet imprimé contemporain et nous, on a choisi d’orienter nos réflexions sur l’ici et maintenant, donc au vu du contexte actuel, ça faisait assez sens, et on a surtout choisi votre zine pour des questions qui portent sur l’urgence, le lien à la communauté, le peer to peer, la diffusion dans des espaces spécifiques et locaux. Voilà, donc c’est des questions que je vais ré-aborder dans ce que j’ai préparé pour vous. Mais j’aimerais aussi, peut être avoir plus d’informations sur le moment où vous vous êtes rencontrées. Qui est dans le… le collectif le Gang ? C’est ça ? L’association, collectif ?
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CD : Mais d’ailleurs, vous aviez envie créer quelque part un espace de parole, de partage au sein d’un objet particulier ? Comment est-ce que vous avez mis ça en place ? Est-ce que vous aviez envie de laisser le zine, uniquement entre vous deux, ou alors d’ouvrir les contributions ou alors est-ce que ça s’est fait progressivement ? Comment est-ce que vous avez créé des liens avec les personnes que vous vouliez contacter ? Euh voilà, tout ça.
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N : Euh, bah je peux en dire un peu quelque chose. En fait, effectivement, comme disait Marcia, le départ c’est que nous de toutes les façons on écrivait des choses mais on avait envie de créer cet objet, ce média littéraire par manque d’autres espaces et par envie aussi de voilà, de proposer quelque chose. Et le truc c’est que, ça s’est quand même beaucoup centré au départ sur nos textes. Mais, parce que je pense, pour moi en tout cas, je sais que, il y avait aussi une forme de frustration. De ne pas vraiment avoir d’espace où publier, donc je pense on est parties de nous quoi. Mais dans le premier, est-ce qu’il n’y a que nous ? Ou est-ce qu’il y a déjà… On avait déjà commencé à contacter des personnes ?
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CD : Non, comment est-ce que vous vous réunissiez ? Est-ce que vous aviez défini des espaces en particulier ou alors est-ce que c’était par biais numérique ? Comment est-ce que vous mettiez en place les sessions pour la création du zine entre vous ? Quels objets est-ce vous réunissiez, est ce que vous vous serviez aussi du contenu Tumblr que vous aviez ? Euh… est-ce que les deux sont un peu perméables ?
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CD : Ok. Et… au niveau de la prise de parole et de l’espace que vous vouliez créer, il y a des messages qui ont un peu marqué genre, le début un peu, de la création du zine, par le contexte… Mais qu’est-ce que vous vouliez transmettre comme message premier ? En gros au travers du zine. Dans quel… Quelles sont vos positions politiques quelque part, et quelles étaient vos positions politiques ?
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MB : Bon ! Franchement le premier message politique qu’on voulait, c’était que les gens nous lisent ! Enfin, je crois qu’au départ c’était un peu ça, on écrivait, on avait envie de diffuser ce qu’on écrivait et ça partait de là. Mais je ne sais même pas si on en a discuté, j’ai l’impression que c’était assez clair qu’on ne voulait pas de mecs cis dans les contributions parce qu’on trouvait que y avait assez d’espace. Ah oui ! Non si ! Quand même, quand on a commencé à demander un peu à droite, à gauche des textes là, il me semble qu’assez vite on s’est dit : « pas de textes universitaires ! »
[…]
N : Ouais c’est ça ! Ouais, ouais, moi j’ai l’impression que en fait, du fait qu’on s’est rencontrées et qu’on a créé ce zine, dans un truc en fait où on était plutôt sur des positions politiques similaires et qu’on le savait en fait, ça fait qu’il y a plein de choses qu’on n’a pas vraiment formalisé. On s’est pas dit « Ah en fait, ouais ». Mais que finalement ça a coulé de source que voilà, par exemple, enfin clairement on créait cet espace parce qu’on avait envie de donner la parole aux meufs et aux queer et pas aux mecs cis //ahah// Et que voilà, comme tu dis, on avait envie que ce soit plus de l’intime et du perso, et on voulait quelque chose qu’on ne voyait pas ailleurs. Ou qu’on voyait peu.
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MB : Oui je crois qu’il y a un enjeu très fort sur, quels textes ont le droit de cité en fait, dans l’espace public. Même dans l’espace des zines, je me rappelle qu’on avait essayé de les mettre sur infokiosque et qu’ils nous avaient refusées. Et, je ne pense pas spécialement pour le contenu, mais enfin eux ils disaient : « c’est pas trop… ». Ils ne comprenaient pas trop ce que c’était. « C’est quoi ? C’est un zine littéraire ? Mais pourquoi il y a plusieurs numéros ? C’est pas une brochure ? ». Enfin voilà, et c’est vrai que comme ce que Nelly disait tout à l’heure, c’est vraiment la question des influences états-uniennes voire anglo-saxonnes, enfin un peu plus large, sur le spoken word il y avait vraiment cette question : en France, on a du mal à valoriser les contenus intimes. Moi souvent, je me rends compte que comme les textes ne sont pas de la fiction, il y a très, très peu de fiction qui a été publiée. Je crois qu’on s’est essayées toutes les 2 une fois, mais c’est tout. C’est comment tu qualifies des textes qui sont littéraires, mais qui parlent de choses vécues ? Et en fait, dans plein de pays, ils parlent de non-fiction et ils ont aucun souci à considérer que c’est de la littérature. Et moi j’avais l’impression que nous on était très attachées à ça. À dire que, tout le monde a des choses à dire sur son expérience de personnes minorisée pour un certain nombre d’oppressions et que c’est important qu’on entende ces voix-là. Et qu’on ne le relègue pas uniquement dans la catégorie du témoignage, qu’on considère que c’est une question littéraire, que par ailleurs, ça a de la valeur dans un zine littéraire, et que les gens ont envie de l’écrire. Après, nous on faisait pratiquement 0 sélection au cours des 16 numéros. On l’a peut-être fait une ou 2 fois quand c’est… Quand ça rentrait vraiment pas du tout. Mais sinon, à priori on a toujours pris un peu ce que on nous envoyait, et on ne faisait pas non plus beaucoup de modifs. À moins que les gens nous le demande, mais il y avait un peu un côté : cet espace c’est aussi le vôtre quoi.
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N : Non, non, mais je suis assez d’accord avec ce que tu allais dire, enfin je ne sais pas ce que t’allais dire. Enfin, déjà comme disait Marcia tout à l’heure, au début, on avait des envies, mais alors on savait pas du tout que ça allait nous emmener jusque-là et donc on a commencé par, comment dire ? Les personnes qui participaient, c’était des personnes qu’on connaissait plutôt personnellement avec qui on était en contact. Du coup, pas tant des appels à textes. Je te faisais lire des textes déjà existants généralement comme nous, qui avaient soif en fait de cet espace, pour publier leurs textes et du coup… voilà. Jusqu’au moment où vraiment ça a pris de l’ampleur et où là des personnes qu’on ne connaissait pas nous ont contacté, parce qu’on laissait toujours l’adresse mail sur les zines. Du coup, il y avait ce truc où les gens, spontanément nous écrivaient aussi pour envoyer leur contribution. Et à un moment donné… je ne sais pas si je rate des étapes donc peut être que tu rajouteras Marcia ! Mais j’ai l’impression que du coup il y a eu ce moment où les personnes venaient contribuer spontanément etc. et qu’il y a eu un moment aussi où on s’est posé la question du thème parce qu’on commençait à faire vraiment pas mal de numéros. Et qu’on s’est dit « OK, peut-être qu’on a aussi envie de NOUS décider, qu’est-ce que… ’fin voilà que de faire des… d’avoir des fils un peu, comme ça à suivre ». Là on a commencé officiellement aussi à lancer des appels à textes. Voilà, c’était un peu plus dirigé, quoi.
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CD : Et quelle réception il y a eu, par exemple, dans les librairies ? Et comment est-ce que vous avez réussi à les diffuser à prix libre en librairie, ou… Comment est-ce que ça s’est organisé ? Parce que j’imagine que l’argent que vous receviez après vous permettait de financer la suite des numéros… non ? Comment d’un point de vue… Ouais comment de ce point de vue-là est-ce que ça s’est organisé ? Tant vis-à-vis d’un endroit comme la librairie qui est un peu plus institutionnel, finalement, comment est-ce que vous avez réussi à gérer ça et par rapport à ce que tu disais aussi Marcia, sur le fait qu’il n’y a pas d’espace pour cette parole-là, alors dans une librairie quelle place trouve le zine et comment est-ce que ça a été reçu par les libraires ?
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Et pour moi, en fait dans cette discussion ça me fait aussi penser que, malheureusement on est aujourd’hui dans un monde où la thune est aussi liée à comment on est pris au sérieux. C’est comment nous on se prend au sérieux aussi, et du coup, voilà, je suis partagée, parce que je trouve que cette pratique du prix libre est importante, et en même temps, peut être que dans des lieux un peu plus institutionnels, par exemple, comme les librairies ou comme des… De toutes les façons il y a un prix fixé. Peut-être que j’aurais rétrospectivement, un peu moins rechigner à mettre, ’fin je sais pas, j’aurais peut-être été moins dans un truc de, on va mettre le truc à 2 balles. Je pense qu’on aurait pu se permettre de le mettre un petit peu plus cher sans que ça… Sachant qu’il y avait aussi cette possibilité de le choper à prix libre ailleurs. Enfin, voilà, pour moi c’est un peu ce truc du, des différents espaces aussi. Mais je sais pas ce que t’en pense Marcia en fait.
[…]
CD : Ça remet dans une position où, en fait vous essayez de créer un espace de parole et un espace ou vous pouvez vous exprimer et en même temps à devoir gérer toute la logistique derrière et en plus ne pas faire, enfin de… d’être rémunérées quelque part ou en tout cas d’auto financer votre projet enfin… toute la charge vous revient alors que déjà le enfin comment dire au sein de la société on n’a pas cet espace qui nous est attribué quoi. Ça fait beaucoup de charge, oui.
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CD : Et au niveau des espaces où vous avez retrouvé le zine et qui vous ont surpris vous avez des exemples ?
Garance Dor & Vincent Menu
GD : et puis très vite la revue est devenue un espace de réflexion à deux et Vincent a pris une part également sur les enjeux de la revue et les invitations de la revue et c’est devenu une vraie codirection de la revue.
[…]
CD : C’est marrant parce que j’avais justement écrit une question pour vous Garance, qui disait que justement vous êtes chercheuse, autrice, comédienne, éditrice, performeuse et Véhicule est un peu un objet ou espace qui fait le lien entre toutes ces activités.
[…]
GD : Oui c’est un espace intermédiaire, c’est un espace artistique et de recherches. C’est un projet d’artiste avant tout, partagé avec Vincent, en invitant d’autres artistes donc en ça c’est effectivement un endroit d’accueil. Mais c’est aussi un espace de recherche puisqu’il permet d’interroger la manière dont les artistes aujourd’hui conçoivent la partition et aussi d’interroger des textes hybrides ou entre-deux, qu’on pourrait dire intermedia.
[…]
CD : Mais c’est très hybride comme projet : c’est à la fois un objet à la fois un espace, à la fois des œuvres à la fois des documents, on a toujours cette ambivalence.
[…]
GD : En tout cas c’est pas un collectif, puisqu’on fonctionne avec des invitations donc les uns et les autres ne se choisissent pas entre eux : d’ailleurs la plupart ne se rencontrent pas avant la publication. Le moment un peu fédérateur et de communauté c’est ce moment des activations qui ont lieu après la publication où on déploie la revue de manière performative avec les artistes dans des temps publics, dans des théâtres, dans des centres chorégraphiques, dans différents espaces. Là effectivement il y a une rencontre : entre les artistes et avec le public. Et là peut-être que c’est un temps de communauté.
[…]
GD : Ça, ça revient avec l’idée de communauté c’est-à-dire qu’à un moment on s’est dit, mais c’est pas un collectif : ces gens-là ne se sont pas choisis. Ils font corpus parce que l’on décide de les mettre ensemble, mais comment faire pour qu’ils soient ensemble sans être attachés les uns aux autres ? Donc au sens propre, on a décidé de ne pas les relier. Mais qu’il y avait un contenant, une enveloppe : un espace commun. Et qu’à l’intérieur il s’agissait de publications singulières, sur des formats différents. Chaque artiste à son objet, son territoire à l’intérieur de cette espace partagé.
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CD : Très bien, alors c’est un objet hybride, un espace, un objet... On s’est aussi posé des questions d’économie de l’œuvre dans ce genre de projet. Comment vous situez ces objets qui sont à la fois œuvre et documents, par rapport à d’autres publications avec lesquelles on peut faire des liens comme Shit Must Stop [^SMS (Shit Must Stop) est une collection d’éditions d’artistes conçus par William Copley et Dimitri Petrov. La collection a été publiée toutes les deux semaines de février à décembre 1968. Chaque numéro est composé d’œuvres d’art diverses aux formes variées.], Aspen [^Aspen (magazine) a été créé en 1965 par Phyllis Johnson, il a été le premier magazine prenant la forme d’un multiple, développé sous plusieurs dimensions. Il était édité sous la forme d’une boîte dans laquelle on pouvait trouver différents supports éditoriaux (cartes postales, affiches, enregistrements sonores, films etc.).] magazine… ?
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GD : Oui, disons que je crois qu’il y a deux paramètres qui me semblent importants. Pour les propositions qui sont uniquement des propositions textuelles, sans mise en forme spécifique, on essaie de s’interroger par rapport aux projets de l’artiste, au sujet, sur quelle forme lui donner, quelle serait la forme la plus pertinente ? Mais c’est aussi parfois un jeu très concret sur la planche : c’est à dire quel espace il nous reste et finalement qu’est-ce qui tient dans cet espace-là et comment ?
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GD : Il y a la question du sens par rapport aux projets des artistes, mais il y a aussi ce jeu de construction, de lego, d’emboîtement sur la planche. Par rapport à l’espace réellement disponible, qu’on essaie d’optimiser au maximum effectivement pour ne pas avoir trop de planches.
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GD : Oui, c’est deux mois extrêmement pleins et comme ce n’est pas une activité économique, rentable, ça ne peut pas vraiment prendre plus de temps. Il faut bien qu’on condense ce temps-là au maximum, ça ne peut pas prendre tout l’espace, tout le temps. Malgré tout, il y a beaucoup d’autres temps de travail : Vincent parlait du temps de travail de réception des propositions, du dialogue avec les artistes et de mise en forme graphique, puis l’impression et finalement l’assemblage. Mais il y a aussi tout le travail de diffusion, et de recherches de partenaires qui est très chronophage, puisque la revue on la diffuse sur notre site et on l’envoie par la poste : il y a un système d’achat sur le site. Mais on essaie également de la diffuser en librairie et on a pas de diffuseur pour ça donc on est artistes-colporteurs avec notre revue sous le bras pour aller déposer la revue et intéresser des lieux. Et ça, ça prend beaucoup de temps, mais c’est essentiel en même temps pour la question de la diffusion. Il n’y a pas de partitions sans édition de partitions : sinon comment est-ce qu’elles voyagent ? Comment est-ce qu’elles se transmettent ? Mais l’édition nécessite la diffusion, et pour nous, c’est très important que la revue ne reste pas dans les cartons, mais qu’elle vive sa vie, qu’elle voyage.
Élise Gay & Kevin Donnot (E+K)
KD : Pour répondre à ce problème, nous avons développé un outil qui permet de baliser tout le contenu et de finir le contenu en ligne, qui sert à la préparation de copie avec un balisage : ainsi définir les titres, les sous-titre, le texte courant, les citations et placer toutes les espaces fines automatiquement. L’outil permet aussi d’inspecter le code de balisage puis d’exporter un format intermédiaire. L’outil est générique à tous les projets possibles, puis pour chaque projet nous avons une moulinette JavaScript qui coule le contenu exporté.
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KD : Avec cette interface, nous pouvons faire des imports Word, le programme va automatiquement poser toutes les espaces fines, toutes les itales etc. ... L’interface permet aussi d’avoir un retour visuel permettant de voir où sont placés les espaces fines, où sont les titres, les sous-titres, avec des codes couleurs correspondants aux différents niveaux de paragraphe.
Rencontre avec Denis Tricard
YMN : Mais vous ne mettez pas d’espace avant les deux points vous ? Ça fait partie des règles typographiques du journal, non ?
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DT : Oui en général on met une insécable mais sur les affichettes on a très peu d’espace et de caractères donc je vire l’espace avant les deux points. Mais vous avez raison c’est une faute typolo… typographique.