Mot-clé : lieu
Mathieu Tremblin
MT : Tu parlais d’in situ, je suis assez attentif aux termes. Je n’emploie pas « in situ » parce que c’est une notion qui a été conceptualisée par Daniel Buren dans les années 1960 pour parler de son travail artistique. Cette notion demeure en France associée à l’artiste en ce qu’elle désigne un lien indéfectible entre l’œuvre et son lieu d’implantation. Le terme que j’emploie c’est « situation » ou « contexte ». Je vais parler de situations urbaines ou de contexte urbain. Néanmoins, in situ a eu d’autres usages plus ouverts – entendu comme équivalent de « site-specific » en anglais – outre-Atlantique et dans d’autres disciplines comme l’architecture. Mais, j’imagine que vous redéfinissez in situ, vous l’entendez comment dans le cadre de la biennale ?
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Cette nécessité était corrélée au fait qu’il n’y avait pas de modèle de structure intermédiaire ou institutionnelle pour l’accompagnement les pratiques non-commissionnées dans l’espace urbain. La présentation du graffiti ou de l’intervention urbaine dans un musée semblait par essence – et semble toujours – relever du paradoxe, puisque ce qui fait l’intérêt de ces pratiques c’est qu’elles adviennent en dehors des lieux dédiés à l’art. La forme de la documentation – et son archive – présentait par contre un intérêt parce qu’elle posait la question du processus de légitimation. S’il y a archive, il y a une collecte d’informations autour de l’œuvre urbaine. Qui prend les photos ? Est-ce qu’on doit tout archiver ? Comment faire le tri dans la matière récoltée ? Comment y accéder ? Cette forme d’archive spontanée s’épanouissait déjà sans limite sur les sites des artistes urbains. Adopter le modèle de la publication open source permettait de résoudre certaines de ces questions en prolongeant l’horizontalité de ces formats : Carton-pâte proposait un modèle de production et de diffusion do it yourself parce que le web était encore un espace autoédité et décentralisé.
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Il m’est arrivé un truc assez rigolo à ce sujet récemment – je dis rigolo, d’autres artistes auraient fait un procès, mais ce qui m’a intéressé c’est la manière dont mon travail m’échappe. J’ai fait une intervention à Arles en 2011 où j’ai fait tomber les lettres d’une enseigne « librairie » désaffectée pour former le mot « libre ». De fait avec les stages de photos qui ont lieu tous les ans, les photographes se baladent et prennent le « libre » en photo ; je l’ai vu passer plusieurs fois au cours des workshops et des amis me disaient « Ton "libre" a encore été pris en photo ! » en me partageant des liens et des captures d’écran. Il y a peu, une personne a fait un petit guide touristique et l’a mis dedans. Elle a publié la photographie sur son Instagram, en a fait des tirages et les vend dans une boutique arlésienne. Ce qui est intéressant c’est qu’elle ne savait pas que c’était un geste artistique – ce qui était mon intention, de pousser les choses à leur conclusion logique. Cette photographe s’est dit que c’était vraiment un hasard, elle n’a pas cherché plus loin. Évidemment, quand elle a fini par savoir que c’était un geste artistique il y a deux ou trois jours, elle a modifié sa publication et m’a crédité alors que cela faisait déjà plusieurs années qu’elle avait publié l’image.
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Démo de tous les jours c’est aussi une sorte d’ascèse : au lieu d’asseoir sa pratique artistique sur un curriculum vitae – « je suis artiste parce que j’ai fait tant d’œuvres et d’expositions », il va s’agir de se poser la question de l’actualité de sa sensibilité et de son désir – « ok, j’ai fait ça, mais qu’est-ce que je fais aujourd’hui ? ». C’est une affaire d’auto-discipline qui permettrait de maintenir la pratique dans le domaine du vivant plutôt que de la destiner à sa propre taxidermie. Cette recherche d’une constante de vie dans la pratique, c’est une manière d’aller vers plus de précision, plus de justesse, plus de finesse. Si on me demande de regarder rétrospectivement mon travail et qu’on me demande quels travaux sont les plus décisifs, je ne garde généralement que cinq à dix travaux ; et souvent les plus récents. Mes exigences se déplacent et évoluent. Le contexte n’est plus le même et finalement je me dis que je préférais faire des gestes très légers. Puis quelques temps plus tard, je me dis que j’aimerais bien faire des œuvres plus permanentes, qui restent et sur lesquels je pourrais revenir pendant dix ans. Je pense que c’est ça le rapport à la démo, comment on peut demeurer dans la tentative et l’expérimental, plutôt que dans le résultat. Comment on est dans une dimension processuelle dans notre rapport à l’art, plutôt que dans une logique de production et de monstration. C’est à cet endroit qu’advient le basculement entre les pratiques artistiques urbaines du début du XXe siècle – où l’idée c’était de s’émanciper de l’espace de galerie – et celles des années 1980-1990 dont une bonne part ont voulu rester dans la rue. Je pense notamment à Antonio Gallego [^Peintre et plasticien français né en 1956 qui a pratiqué le collage de fresques réalisées sur papier avec le collectif Banlieue-banlieue, entre 1982 et 1987.], Ox [^Ox est un artiste français, il vit et travaille à Bagnolet. Il a co-fondé le collectif les Frères Ripoulin avec Claude Closky et Pierre Huygues. Il pratique le collage d’affiches en s’appropriant des espaces d’affichage publicitaires. Pour voir son travail, consulter son site web ici.] ou Jean Faucheur [^Jean Faucheur est un artiste plasticien français né en 1956. Il a également co-fondé le collectif les Frères Ripoulin, et pratiqué le collage sur des panneaux publicitaires. Consulter son site web ici.] par exemple qui ont appartenu à cette nouvelle vague d’artistes urbains contemporaine de la première génération de graffeurs en France et qui sont beaucoup intervenus par voie d’affichage au sein des collectifs Banlieue-banlieue [^Groupe d’artistes formé en 1982 à Poissy, initialement composé d’une dizaine de membres, dont Alain Campos, Anita Gallego, Antonio Gallego, José Maria Gonzalez et Daniel Guyonnet. Consulter le blog du groupe ici.] ou les Frères Ripoulin [^Groupement d’artistes parisien·nes actif entre 1984 et 1988, parmi lesquel·les Jean Faucheur, Ox, Claude Closky, Pierre Huygues.]. Ce basculement, c’est une sorte de nécessité intrinsèque assez libertaire, une volonté de ne plus être assujetti à son statut d’artiste ou à la manière dont l’art est montré. Il s’agit de prendre en charge les moyens d’existence de l’art plutôt que de se limiter à sa production et de déléguer sa diffusion à des tiers. C’est une dynamique autogestionnaire qu’on peut retrouver aussi dans la culture techno, dans la culture skate, et dans le graffiti ou le hacking aussi, quelque part.
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Sur le principe, cette jaquette autorise beaucoup de souplesse quant à la forme de l’édition. Par exemple, si je fais un workshop de dessin avec un groupe d’habitants, plutôt que de limiter la restitution à une série de quelques reproductions en impression d’art et tirage limité, je peux choisir de produire une pile de photocopies de l’ensemble des dessins pour le même budget. L’enjeu, c’est de trouver un équilibre entre l’adresse de l’édition et le mode de production et de diffusion ; ce type de gestes aura une existence première au moment de son partage avec la communauté qui l’a co-créé. La principale raison pour laquelle ce genre de travail n’est pas diffusé au-delà de ce temps collectif, c’est que l’éditeur n’a pas forcément n’as pas les moyens de faire un pavé de plusieurs centaines de pages à chaque fois. Les temps de conception et de fabrication – qui peuvent être très courts, de quelques jours à quelques mois – sont totalement en décalage avec ceux de la rentabilisation marchande dans le milieu de l’édition – qui est de plusieurs années. Dans une recherche d’efficience, j’ai choisi de penser le fonctionnement et le modèle économique de la maison d’édition à partir du geste éditorial en lui-même comme composante du processus de création, plutôt que de post-produire en édition des gestes artistiques.
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De cette manière de 2007 à 2016, au moment où j’ai réintégré au nouveau site web toutes les éditions réalisées avec David Renault à mesure des années, j’ai reposé des contraintes éditoriales très strictes. Les premières publications que nous avions faites entre 2006 et 2012 étaient certes en reprographie, mais le façonnage – dos carré collé et massicotage – ralentissait et complexifiait le processus. On perdait la spontanéité qui pouvait exister avec un fanzine un pli agrafé, on perdait cette urgence et cette fluidité du geste : on était dans l’attente de la livraison et on retombait dans une logique éditoriale plus classique. En 2016, j’ai donc normalisé toutes les publications pour revenir à l’essence de cette typologie éditoriale. Des publications qui intègrent dans sa forme les marges techniques autant comme contrainte que comme signature graphique – pas d’images à fond perdu – ; le moins d’impression couleur possible et le recours à des papiers de couleur tels q’on en trouve chez tous les reprographes – avec les trois grammages de papier 80, 120, 160 g/m2 les plus courants – ; une reliure à plat avec des relieurs d’archives ce qui permet de ne pas s’embêter avec l’imposition des pages puisque les pages sont imprimées dans l’ordre du chemin de fer – puisque la reliure n’est pas fermée, il y a la possibilité d’augmenter ou de modifier l’édition, avec l’ajout d’une traduction des textes dans un second temps par exemple.
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MT : C’est ça. C’est-à-dire qu’au lieu de penser une maison d’édition en partant du socle d’un modèle économique, le modèle économique part de la pratique et vient accompagner l’existant, une typologie de pratiques. Quand tu fais de l’édition si tu veux avoir un prix abordable, il faut que tu fasses minimum 50–100–200 exemplaires, ce qui est intéressant si on travaille en reprographie, c’est qu’on peut payer au semestre voire à l’année, et que le budget permet de faire beaucoup de choses différentes. En fait, on peut avoir une économie d’échelle sans pour autant être obligé de penser cette économie en fonction des projets. Elle est pensée sur l’ensemble des activités éditoriales parce qu’elle est liée à la technique d’impression et pas à l’édition elle-même. Et cette élasticité budgétaire impose certes quelques contraintes formelles, mais elle ménage une marge de liberté créative.
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MT : J’ai participé à des propositions artistiques pendant et après le confinement qui étaient liés à cette question, notamment avec un projet collaboratif qui s’appelait Decameron 19. Le Décaméron est un recueil de cent nouvelles du XVe siècle : post-pandémie de peste, dix jeunes gens se retrouvent dans un domaine luxuriant à l’écart de la ville et discutent pendant dix jours de dix sujets de conversation. Deux amis artistes-curateurs anglais ont rejoué ce scénario et l’ont déplacé en ligne en lui donnant une dimension internationale. Pendant dix semaines, chaque participant devait tour à tour proposer une incitation dont découlait une conversation en actes, donnant lieu à des interventions et actions urbaines. Avec le décalage horaire, de l’Europe à l’Inde ou la Russie, nous n’expérimentions pas les mêmes conditions de vie et de circulation. Cet échantillonnage de postures gouvernementales en regard de la pandémie m’a permis de beaucoup relativiser la situation en France.
Julie Blanc & Quentin Juhel
JB : C’est pour cela que j’avais demandé à Quentin de faire le projet, parce qu’il venait d’arriver à l’ENSAD Lab, moi j’y étais. Je m’étais dit que c’était l’occasion, puis j’avais appris qu’il avait fait un stage avec Sarah Garcin qui organisait aussi PrePostPrint et qui m’avait demandé avec Raphaël Bastide de faire l’édition. C’est aussi un petit milieu. Emmanuel Cyriaque, qui était l’éditeur, nous a demandé de réaliser Code X deux semaines avant de le produire. C’est pour cela que c’était difficile : cela devait être fait rapidement sur des technologies instables ; c’était le challenge aussi, c’est pour cela que j’avais accepté. Et j’étais aussi dans l’organisation de ce PrePostPrint là, j’avais rencontré Sarah et Raphaël au premier qui avait eu lieu en avril 2017, et là c’était en octobre à la Gaîté Lyrique.
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QJ : C’est l’une de nos positions avec PrePostPrint, de ne surtout pas parler de logiciel et de logique propriétaire. Les deux fondateurs sont des libristes convaincus. Les participants de PrePostPrint viennent pour beaucoup de ce milieu. Nous n’en voyons pas trop l’intérêt.
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Quentin et moi, nous sommes aussi dans un milieu spécifique, dans l’enseignement et dans le milieu professionnel – en tant que graphiste, chercheuse et développeuse de Paged.js. J’ai moins la problématique de m’insérer dans un milieu professionnel. C’est aussi compliqué de s’insérer dans un milieu professionnel en étant que dans du « libre » même si on fait appel à nous pour cela.
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Sans ces prérequis, l’usage de ces technologies dans un milieu professionnel semble complexe. À contrario, à l’école, c’est l’endroit où il faut essayer et expérimenter.
Garance Dor & Vincent Menu
La revue Véhicule donne aussi lieu à des interprétations ou à des activations lors de moments collectifs comme lors de l’exposition Anthologie de la revue Véhicule, au Cabinet du livre d’artiste, à Rennes.*
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GD : En tout cas c’est pas un collectif, puisqu’on fonctionne avec des invitations donc les uns et les autres ne se choisissent pas entre eux : d’ailleurs la plupart ne se rencontrent pas avant la publication. Le moment un peu fédérateur et de communauté c’est ce moment des activations qui ont lieu après la publication où on déploie la revue de manière performative avec les artistes dans des temps publics, dans des théâtres, dans des centres chorégraphiques, dans différents espaces. Là effectivement il y a une rencontre : entre les artistes et avec le public. Et là peut-être que c’est un temps de communauté.
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GD : En général, on essaie bien évidemment d’aller vers des artistes qui pourraient être intéressés par cette notion de partition ou qui la pratiquent déjà. Dans le prochain Véhicule il y aura des gens comme Jean-Baptiste Farkas [^Jean-Baptiste Farkas est un artiste français qui opère sous les identités IKHÉA©SERVICES, Glitch (Beaucoup plus de moins) .] : avec IKHÉA©SERVICES [^Jean-Baptiste Farkas a créé IKHEA en 1998, en détournant le nom de la célèbre marque. IKHEA* est une entreprise fictive invitant le public à réaliser les services imaginés par elle.] il est vraiment au cœur de cette notion de partition par des services qu’il propose, c’est son geste d’artiste. Et puis des artistes qui sont plus éloignés de ça, dont la pratique est loin de celle-ci même, mais qui vont interroger leur œuvre en se demandant comment la transmettre ? Parce qu’il y a cette idée-là qui est quand même au centre de la partition : c’est la transmission, c’est de faire voyager des œuvres et qu’elles puissent exister, et exister de nombreuses fois en de nombreux lieux.
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GD : Et pour le financement, c’est en partie autofinancé par nous. Et on retrouve également des partenariats. Le numéro 3 à été fait en partenariat avec Centre National de Création Musicale d’Albi-Tarn, qui s’appelle le GMEA et qui est un lieu dirigé par Didier Aschour [^Didier Aschour est un guitariste et compositeur français.] C’est un lieu vraiment dédié à la musique expérimentale. C’était intéressant pour Didier de nous soutenir parce qu’il s’intéresse aux questions de partitions expérimentales.
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GD : Disons que cette interdisciplinarité, cette porosité fait qu’on ne correspond pas à une ligne très encadrée et institutionnelle. Donc il n’y a pas de financements de ce côté-là. Par contre on peut aller voir des structures très différentes dans le champ des arts plastiques, des galeries, aussi bien que des CDN [^Centre Dramatique National.], des théâtres, etc. pour essayer de tisser des liens. On essaie de les associer pour qu’ils nous fournissent une aide matérielle et financière concernant l’impression de la revue et également pour avoir un déploiement performatif de la revue. Ça devient des lieux d’accueils une fois que la revue est éditée pour faire des soirées, des moments publics. Mais ça reste très fragile au niveau financier.
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GD : Oui, c’est deux mois extrêmement pleins et comme ce n’est pas une activité économique, rentable, ça ne peut pas vraiment prendre plus de temps. Il faut bien qu’on condense ce temps-là au maximum, ça ne peut pas prendre tout l’espace, tout le temps. Malgré tout, il y a beaucoup d’autres temps de travail : Vincent parlait du temps de travail de réception des propositions, du dialogue avec les artistes et de mise en forme graphique, puis l’impression et finalement l’assemblage. Mais il y a aussi tout le travail de diffusion, et de recherches de partenaires qui est très chronophage, puisque la revue on la diffuse sur notre site et on l’envoie par la poste : il y a un système d’achat sur le site. Mais on essaie également de la diffuser en librairie et on a pas de diffuseur pour ça donc on est artistes-colporteurs avec notre revue sous le bras pour aller déposer la revue et intéresser des lieux. Et ça, ça prend beaucoup de temps, mais c’est essentiel en même temps pour la question de la diffusion. Il n’y a pas de partitions sans édition de partitions : sinon comment est-ce qu’elles voyagent ? Comment est-ce qu’elles se transmettent ? Mais l’édition nécessite la diffusion, et pour nous, c’est très important que la revue ne reste pas dans les cartons, mais qu’elle vive sa vie, qu’elle voyage.
Camille Bondon
Pour La mesure du temps, c’est comme pour l’histoire du dessin dans l’agenda, j’ai voulu faire une sorte d’invitation, que j’ai envoyé à des gens, dispersé, et déposé dans des lieux, pour annoncer la collecte. J’ai fait un ephemera, un carton d’invitation, pour inviter les gens à contribuer à ma collection d’agendas et de calendriers.
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CB : Oui plutôt localement. Mais les save the date, qu’on peut avoir dans des mariages, c’était aussi une manière de prendre rendez-vous avec les gens, qu’ils aient quelque chose entre les mains. Et puis moi, j’ai ce goût du papier, c’était un prétexte à fabriquer un carton, un objet, une sorte de pochette surprise, avec plein de petits éléments. Ça, je l’ai diffusé à mon entourage, et puis je l’ai disposé dans des lieux d’art. Mais justement, les lieux d’art ça reste toujours un public habitué à la culture, et ce qui est intéressant c’est quand ça va un plus loin, quand c’est des amis d’amis qui d’un seul coup entendent parler du projet et se joignent à l’aventure. Donc il y a aussi le bouche à oreille qui est un bon outil de collecte.
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CB : C’est un peu hybride, La mesure du temps il y avait ce carton, j’ai fait juste une fois une story sur les réseaux sociaux, et un type que je ne connaissais pas, Adrien, m’a envoyé son agenda. Finalement il y a toujours un ancrage papier parce que j’aime bien ça. Pour Le goût des rêves, j’avais édité une première fois des cartes de visite, et une deuxième fois une petite annonce, un peu comme les annonces de « marabouts », que j’avais dispersé sur mon lieu de vacances, parce que c’était juste le temps précédent le festival auquel j’allais participer. Donc il y a cet objet physique qui circule à un endroit, et les réseaux viennent compléter ces appels. Par exemple pour Les nappés on a collecté des histoires, mais ça s’est fait par correspondance papier, avec un premier cercle de complices qu’on avait sur le territoire. Là, on n’a pas ouvert un appel national, c’est une communauté plus restreinte, ancrée sur un territoire qui a répondu à cet appel. Donc ça dépend aussi des contextes des invitants. Pour Le goût des rêves, le projet devait se faire à Bataville à la fin de l’été dernier, il y a eu le Covid donc ça a changé les choses, mais je devais vraiment être sur place, faire du porte à porte et récolter une matière onirique sur le territoire où allait se diffuser les récits. Ce sont les projets aussi qui guident leurs besoins, et puis après ma capacité à gérer ce que je reçois, parce que recevoir des rêves tous les jours, les écouter, faire des retours aux rêveuses, finalement c’est un temps que je ne peux pas étendre à l’infini. Donc c’est bien par moment aussi de restreindre ces appels-là.
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CB : C’était aussi une contrainte, il y avait des fois je ne notais pas mes journées durant trois jours, et ensuite j’oubliais. Ça devenait aussi des choses qui étaient pénibles. Mais c’est ça qui est paradoxal avec les contraintes, à la fois ça t’ennuie, mais ça fabrique quelque chose. Et même si c’est contraignant, je pense que tu continues à suivre un protocole parce que à un moment, à un endroit particulier, ça doit t’intéresser. Je crois que les protocoles ce sont des prétextes, c’est juste une manière de prendre des décisions à un moment donné et d’y aller. Par exemple, j’utilise la Futura parce qu’un jour, j’ai décidé que la Futura c’était chouette comme typographie, et c’est une manière de ne plus décider de typographie. Même si je me rends compte qu’à cet endroit j’aurais besoin de conseils sur les typos. Finalement les protocoles sont là comme règles du jeu, mais ce qui compte c’est de jouer. Il y a des règles, et là le fait que tu ne suives pas ta règle, fait que tu es en train de fabriquer de la forme. À mon avis ton journal est plus intéressant parce qu’il y a des vides, ce qui correspond à la vie aussi. Tu as d’autres choses qui se sont passées, tu as du hors-champ, et le hors-champ est visible parce que justement tu as des trous du coup, et nous on complète. C’est aussi un espace de projection, ces trous dans ton journal. En tout cas pour moi ce sont des lieux où nous en tant que lectrices on a l’espace pour rentrer. Ce sont des lieux d’accueil, c’est un peu comme un paillasson, un espace d’entre.
Marcia Burnier & Nelly
CD : Ok, ça marche. Donc l’idée c’était que… On travaille sur une biennale qui s’appelle Exemplaires et qui a lieu à Toulouse à l’automne 2021. Donc c’est une biennale qui porte sur les exemplaires et sur l’objet imprimé contemporain et nous, on a choisi d’orienter nos réflexions sur l’ici et maintenant, donc au vu du contexte actuel, ça faisait assez sens, et on a surtout choisi votre zine pour des questions qui portent sur l’urgence, le lien à la communauté, le peer to peer, la diffusion dans des espaces spécifiques et locaux. Voilà, donc c’est des questions que je vais ré-aborder dans ce que j’ai préparé pour vous. Mais j’aimerais aussi, peut être avoir plus d’informations sur le moment où vous vous êtes rencontrées. Qui est dans le… le collectif le Gang ? C’est ça ? L’association, collectif ?
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CD : OK super. Et c’est des personnes que vous connaissiez par vos cercles intimes ou alors par des milieux militants ? Les deux ?
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CD : Ouais, c’est pour ça que vous vouliez rester dans quelque chose de très « fait main » justement pour pouvoir sortir quelque chose qui, qui était assez ancré dans le réel, et puis aussi accessible au plus grand nombre quoi. Et hum… Concernant la diffusion du zine, il me semble que vous avez participé à plusieurs fair c’est ça ? Est-ce que vous les avez diffusés aussi dans… des milieux spécifiques, enfin… Est-ce que vous avez un peu ciblé des endroits ? Ou comment ça s’est fait ? Progressivement aussi, parce que j’imagine que le premier exemplaire n’a pas été diffusé de la même manière que les suivants et ainsi de suite. En dehors de la page Facebook bien sûr ?
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N : C’est ça, c’est que moi j’ai l’impression qu’on a été pas mal invitées à des endroits ce qui est bon, en vrai, un privilège chouette, mais c’est que je pense aussi que c’est parce qu’on était déjà assez insérées dans les milieux. En fait, on connaissait du monde, ce qu’on créait c’était du contenu féministe et queer qui, comment dire… Qu’en fait les gens en entendaient parler et que finalement, ça se faisait ! Enfin j’ai l’impression qu’on était facilement invitées dans des salons de trucs là… Il y avait un truc à la folie je crois… Ou enfin bref, il y avait plusieurs choses à Paris comme ça.
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Et pour moi, en fait dans cette discussion ça me fait aussi penser que, malheureusement on est aujourd’hui dans un monde où la thune est aussi liée à comment on est pris au sérieux. C’est comment nous on se prend au sérieux aussi, et du coup, voilà, je suis partagée, parce que je trouve que cette pratique du prix libre est importante, et en même temps, peut être que dans des lieux un peu plus institutionnels, par exemple, comme les librairies ou comme des… De toutes les façons il y a un prix fixé. Peut-être que j’aurais rétrospectivement, un peu moins rechigner à mettre, ’fin je sais pas, j’aurais peut-être été moins dans un truc de, on va mettre le truc à 2 balles. Je pense qu’on aurait pu se permettre de le mettre un petit peu plus cher sans que ça… Sachant qu’il y avait aussi cette possibilité de le choper à prix libre ailleurs. Enfin, voilà, pour moi c’est un peu ce truc du, des différents espaces aussi. Mais je sais pas ce que t’en pense Marcia en fait.
Rencontre avec Denis Tricard
Le 23 Juin 2021 à Strasbourg, Clara Deprez, Abigaïl Baccouche-Levy et Yohanna My Nguyen sont allées à la rencontre de Denis Tricard, le responsable du Desk et des pages Région des Dernières Nouvelles d’Alsace de Strasbourg pour en savoir plus sur les fameuses affichettes jaunes. Les échanges ont eu lieu au gré des déambulations au sein les locaux, d’où le caractère parfois fragmentaire de la retranscription.
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DT : Bah vous avez lu Les faits divers. Une psychanalyse[^Patrick Avrane, Les faits divers. Une psychanalyse, PUF, 2018] ? C’est génial parce que les faits divers c’est ce qui nous unis tous, c’est la base de la littérature, si vous lisez Balzac, si vous lisez Maupassant, Flaubert c’est du fait divers, c’est que ça… Le fait divers c’est universel en fait. Il est… comment dire, il survient à un instant précis dans un lieu précis, il a une dimension universelle…