Mot-clé : édition
Mathieu Tremblin
Il fonde en 2006 les Éditions Carton-pâte, une maison d’édition en ligne destinée à accueillir et diffuser une typologie de gestes éditoriaux, en étendant les logiques du livre d’artiste et de l’auto-édition à l’espace du web. En travaillant avec une économie de moyens et les contraintes imposées par la reprographie et le print on demand, il a développé une plateforme qui étend les conditions d’accès libres et non-marchandes de son travail dans l’espace urbain, en distribuant gratuitement des ouvrages sous forme de pdf téléchargeables.
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PM : On est un groupe d’étudiants, la notion générale qui guide nos recherches pour la biennale est Hic et nunc. On est rentré dans cette histoire par plusieurs entrées, et une des entrées c’était la notion d’in situ. J’ai lu pas mal de choses sur ton travail de manière générale, et ce qui nous intéresse particulièrement c’est le travail que tu as fait avec les éditions Carton-Pâte. Une des premières choses qui m’intéressait c’est le fait que tu diffuses ton travail sur le web. J’ai lu dans tes interviews que ça avait une importance particulière pour toi, qui était liée à l’environnement urbain et aux aspects politiques qu’il convoque. Je me demandais si le fait de diffuser ces éditions sur Internet était pour toi une forme de prolongement du travail que tu fais dans la rue, dans l’espace public.
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MT : Ok, revenons à ta question. Tu l’as assez bien identifié, à l’origine les éditions Carton-pâte en 2007, ce sont des fanzines que nous pouvions réaliser avec des camarades issus de mon crew de graffiti et que nous n’avions pas les moyens d’éditer en grande quantité. Il s’agissait de tirages confidentiels diffusés de la main à la main. Ils étaient presque vendus à prix coutant parce qu’ils coutaient cher à produire. Jiem L’Hostis, lui, utilisait vraiment la photocopieuse en collant les photos et le texte pour composer sa mise en page. C’est un parti pris qui existait à cette époque dans le monde du graffiti. De mon côté, je faisais de la mise en page avec des logiciels comme QuarkXpress ou InDesign : des outils liés à la production industrielle du livre. Très vite, je me suis dit que c’était dommage que le cadre éditorial soit tributaire d’une logique marchande. Je trouvais que ce rapport à l’autoédition à l’époque d’Internet méritait d’être repensé. Le mode de production induisait une certaine rareté. Je ne voyais pas en quoi limiter le nombre d’exemplaires apportait quoi que ce soit au travail.
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Ça me semblait intéressant qu’il y ait des modes d’accès qui soient spécifiques au support utilisés et de ne pas rejouer les mêmes modes d’accès d’un espace à un autre. En fondant les éditions Carton-pâte, l’idée était de prolonger les conditions d’accès libres et non marchandes aux œuvres urbaines présentes dans la ville. Et de proposer une réponse concrète à une diffusion située et limitée par la force des choses – parce que les auteurs l’avaient choisi ou parce qu’ils n’avaient pas la possibilité de faire autrement.
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MT : Pour moi la question de l’in situ en ligne est différente du travail de la maison d’édition, parce que je fais une distinction entre le geste artistique et le geste éditorial. Certains gestes que j’ai pu faire sont directement assignés à exister sur Internet : ils vont être accessibles directement sur un espace dédié, pas sur le site des éditions Carton-pâte. C’est par exemple, le principe d’une exposition accessible temporairement, une sorte d’exposition en ligne à laquelle tu ne peux accéder que par tel ou tel biais : un zip à télécharger sur WeTransfer, une adresse html qui ne sera valable que pendant un certain temps, etc. Comme la série de vidéos de Eva et Franco Mattes intitulée Dark Content [^Eva & Franco Mattes, Dark Content, 2015. Une série de vidéos qui rend visible le travail des modérateurs de contenu des plateformes web. Contrairement à une idée reçue, ce travail n’est pas réalisé par des algorithmes mais bien par des hommes et des femmes, que les artistes ont rencontrés et dont iels ont recueilli les témoignages. La série de vidéos est visible sur le navigateur Tor. Consulter le site web des artistes ici.] qui n’était accessible que sur le dark web et qui t’obligeait à télécharger le navigateur Tor. De cette façon, j’ai pu utiliser Tinder comme outil de documentation et de diffusion de ma pratique d’intervention urbaine entre 2017 et 2018 [^Mathieu Tremblin, Matching with Urban Intervention, 2017-2018. Consulter la page web dédiée sur le site de l’artiste ici. Matching with Art, Location & Internet, 2019, vidéo disponible ici.]. Il y avait aussi une histoire d’éditorialisation : je faisais une série de photos et je la mettais en page sur un format donné. Seulement le mode de diffusion était géolocalisé. Il était lié à mes préférences sur l’application et à la temporalité où je l’utilisais.
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Pour moi la question de l’in situ en ligne fonctionne par rapport à ce type de propositions, pas par rapport aux éditions Carton-Pâte dans leur ensemble. Je trouve l’idée d’in situ en ligne intéressante, mais il faut s’intéresser à ce moment-là aux modes d’accès, aux formes du code, au registre d’énonciation, etc. Étienne Cliquet a fait ce geste très simple il y a quelques années, que l’on pourrait considérer comme une intervention sur son propre site web www.oridigami.net. Il faisait changer la couleur de l’écran en arrière-plan en fonction de l’heure du jour ou de la nuit à laquelle on le consultait. La seule manière de s’en rendre compte, c’était de consulter le site plusieurs fois ou de laisser la page ouverte pendant plusieurs heures. Et ce qu’il disait aussi à propos de cette pièce, c’est que quand lui-même travaillait sur son site web, ça lui permettait de conscientiser le temps qu’il passait dessus.
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MT : Effectivement, j’ai fait quelques éditions sur cette question là. Chaque writer procède à une éditorialisation de sa pratique du graffiti lorsqu’il compile les photos de ses pièces dans un blackbook : c’est son espace personnel d’archive. Il est confidentiel puisqu’il constitue aussi une preuve à charge. De la même façon, chaque artiste urbain compile lui aussi les images de ses interventions sur son disque dur. Seulement, leurs interventions urbaines seront souvent rendues publiques à leur corps défendant, remarquées par les passants pour leur singularité créative et documentées par des photographes amateurs. On retrouvera ainsi une image d’une œuvre urbaine croisée dans la rue au détour d’une page web, publiée sans l’aval de l’artiste aussi parce que l’œuvre n’est pas signée ou que l’artiste reste anonyme. Le travail échappe à son auteur et sa circulation en ligne donne une existence autonome à l’œuvre urbaine, au-delà de son existence propre dans la ville.
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PM : D’accord. Et j’ai vu qu’il y avait beaucoup de choses sur le site des Éditions Carton-Pâte qu’on pouvait télécharger gratuitement et imprimer à la maison. Je me demandais si cette forme d’appropriation par les gens qui visitent le site web, qui vont pouvoir télécharger et imprimer les objets, découle de la mise en public de ton travail dans la rue ?
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MT : Oui, il y a un rapport certain. Une des influences que je n’ai pas cité, mais qui est assez exemplaire sur ce rapport entre espace en ligne et espace urbain, c’est François Chastanet et son site web Les partisans du moindre effort depuis 2003. Il proposait des affiches et des éditions en téléchargement à imprimer en A4 sur son imprimante de bureau. Il le faisait dans une perspective expérimentale, en créant un trait d’union entre l’architecture, la typographie et le graphisme. De mon côté, je n’avais pas les moyens de faire des tirages professionnels et je ne voulais pas fabriquer mes affiches à la main. Comme beaucoup de gens, l’idée d’utiliser des tirages A4 ou A3 en mosaïque pour les coller dans la rue s’est imposée. Je trouvais cela juste un peu idiot d’imprimer des formats pour ensuite couper les marges techniques, afin de les ré-assembler et feindre un format A2, A1 ou A0 alors que l’on pouvait directement faire des tirages au traceur à ces formats. J’ai donc réfléchi à la manière dont je pourrais partir des contraintes propres à la reprographie pour définir la forme des publications à diffuser sur Éditions Carton-Pâte. De sorte que toutes les éditions qui sont sur le site puissent être téléchargées et imprimées depuis le site par n’importe qui chez le reprographe du coin en utilisant les grammages et types de papier les plus communs.
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À partir du moment où les gens accèdent gratuitement aux fichiers d’impression, toutes les opérations qui vont suivre vont les amener à considérer le travail que représente le suivi de production. En investissant ce temps-là, ils n’ont certes pas payé l’artiste, mais ils vont se rendre compte de ce que ça coûte vraiment de produire de l’art, de produire des affiches ou des éditions. C’est-à-dire que c’est gracieux plus que gratuit, en définitive. Le basculement du copyright vers le copyleft se joue surtout dans la responsabilité individuelle qu’induit ce droit à la mise en circulation. Transposer des logiques de logiciels libres vers l’art confère une dimension programmatique à l’œuvre, mais le réel enjeu n’est pas juste dans la libération du joug propriétaire. C’est un point de départ. L’enjeu est dans l’activation du protocole : il faut faire les choses. Cette dimension opérationnelle de la pratique artistique à travers le prisme de l’édition do it yourself, c’est une manière d’initier les gens à la créativité. Se confronter aux questions techniques et se questionner sur les moyens de production est émancipateur en soi, au-delà du contenu de l’œuvre produite même.
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PM : Je reviens sur le texte de présentation des éditions Carton-Pâte que je trouvais intéressant. Tu dis « éditions Carton-Pâte est une maison d’édition en ligne fondée en 2007 par Mathieu Tremblin destinée à accueillir une typologie de gestes éditoriaux réalisés dans l’urgence et à l’économie de moyens. »
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MT : Le point de départ, c’est la fabrication d’éditions avec les moyens du reprographe du coin. Certains reprographes comme Copies de Lices à Rennes ou Le Boulevard à Strasbourg aiment qu’on les pousse dans leurs retranchements. Parfois, cela relève presque du défi personnel pour elles d’aller au plus proche d’un rendu industriel avec des moyens rudimentaires et artisanaux – en regard de la chaîne de production éditoriale classique.
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De fait, avec mon collègue David Renault lorsqu’on a commencé à faire des expositions en duo en 2008, on avait envie de faire des livres d’artiste pour rendre visible tout le travail d’enquête urbaine préalable qui inspirait nos œuvres et nos interventions. Comme on n’avait pas les moyens de faire des tirages à grande échelle, on éditait nous-même. On allait chez le reprographe, on en faisait un, deux, trois exemplaires. On en mettait un en consultation dans l’exposition, et voilà. Parfois, on documentait les œuvres de l’exposition et on en faisait un petit catalogue. Carton-pâte a constitué une réponse en actes à une des questions persistante à laquelle nous étions sans cesse confrontés : que se passe-t-il quand on a un budget de production et que le budget permet soit de produire l’exposition, soit de produire le catalogue, soit de se rémunérer, mais aucun des trois à la fois ? Celle-ci ouvrait à une autre plus précise : pourquoi notre rapport à l’édition devrait-il forcément se plier à des logiques de production industrielle, alors que lorsqu’on travaille dans l’espace urbain, on travaille à l’économie de moyens ?
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MT : La typologie de gestes éditoriaux en question, c’est celle qui part du fanzine et qui va jusqu’au livre-objet, en passant par les multiples supports que l’on retrouve disséminés dans notre quotidien urbain : affiche, autocollant, tract, etc. Il est question de conserver la liberté formelle et conceptuelle qui a pu exister avec les premiers livres d’artiste des années 1960 qui étaient très artisanaux ; certains artistes ont pris le parti de s’affranchir totalement des conventions éditoriales en faisant par exemple disparaître les informations éditoriales, en n’ayant pas de numéro ISBN voir en effaçant jusqu’à leur propre nom. Le passage au numérique permet de dessiner un cadre éditorial professionnel et une traçabilité où ces informations qui deviennent comme des sortes de métadonnées en ex-libris et de rejouer dans le même temps cette dimension bricolée. C’est d’ailleurs la fonction de la jaquette à motif de papier marbré – l’identité de Carton-pâte – qui vient « encapsuler » les éditions du catalogue et indexer les informations du contexte de création, qui dès lors n’ont pas la nécessité d’apparaître dans l’édition même.
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Sur le principe, cette jaquette autorise beaucoup de souplesse quant à la forme de l’édition. Par exemple, si je fais un workshop de dessin avec un groupe d’habitants, plutôt que de limiter la restitution à une série de quelques reproductions en impression d’art et tirage limité, je peux choisir de produire une pile de photocopies de l’ensemble des dessins pour le même budget. L’enjeu, c’est de trouver un équilibre entre l’adresse de l’édition et le mode de production et de diffusion ; ce type de gestes aura une existence première au moment de son partage avec la communauté qui l’a co-créé. La principale raison pour laquelle ce genre de travail n’est pas diffusé au-delà de ce temps collectif, c’est que l’éditeur n’a pas forcément n’as pas les moyens de faire un pavé de plusieurs centaines de pages à chaque fois. Les temps de conception et de fabrication – qui peuvent être très courts, de quelques jours à quelques mois – sont totalement en décalage avec ceux de la rentabilisation marchande dans le milieu de l’édition – qui est de plusieurs années. Dans une recherche d’efficience, j’ai choisi de penser le fonctionnement et le modèle économique de la maison d’édition à partir du geste éditorial en lui-même comme composante du processus de création, plutôt que de post-produire en édition des gestes artistiques.
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De cette manière de 2007 à 2016, au moment où j’ai réintégré au nouveau site web toutes les éditions réalisées avec David Renault à mesure des années, j’ai reposé des contraintes éditoriales très strictes. Les premières publications que nous avions faites entre 2006 et 2012 étaient certes en reprographie, mais le façonnage – dos carré collé et massicotage – ralentissait et complexifiait le processus. On perdait la spontanéité qui pouvait exister avec un fanzine un pli agrafé, on perdait cette urgence et cette fluidité du geste : on était dans l’attente de la livraison et on retombait dans une logique éditoriale plus classique. En 2016, j’ai donc normalisé toutes les publications pour revenir à l’essence de cette typologie éditoriale. Des publications qui intègrent dans sa forme les marges techniques autant comme contrainte que comme signature graphique – pas d’images à fond perdu – ; le moins d’impression couleur possible et le recours à des papiers de couleur tels q’on en trouve chez tous les reprographes – avec les trois grammages de papier 80, 120, 160 g/m2 les plus courants – ; une reliure à plat avec des relieurs d’archives ce qui permet de ne pas s’embêter avec l’imposition des pages puisque les pages sont imprimées dans l’ordre du chemin de fer – puisque la reliure n’est pas fermée, il y a la possibilité d’augmenter ou de modifier l’édition, avec l’ajout d’une traduction des textes dans un second temps par exemple.
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Il s’agit plus de faire un geste éditorial avec une adresse et un contexte de diffusion situé que de faire un livre qui serait diffusé dans les réseaux classiques de distribution tels que les librairies et les bibliothèques. Carton-pâte agrège des logiques propres à l’auto-édition et à l’édition numérique, ce qui permet une flexibilité et une immédiateté à rebours des modalités traditionnelles de publication où les échelles de temps et de financement sont étrangères à celles de la pratique artistique.
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PM : Je rebondis sur ce que tu disais tout à l’heure, le fait de distribuer une pile de papier par exemple lors d’un workshop ou une exposition. Ton travail avec les éditions Carton-Pâte ça va être de trouver une forme qui ne trahisse pas cette première vie des objets, mais qui puisse être reproduite et distribuée ailleurs que dans cet espace premier ?
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MT : C’est ça. C’est-à-dire qu’au lieu de penser une maison d’édition en partant du socle d’un modèle économique, le modèle économique part de la pratique et vient accompagner l’existant, une typologie de pratiques. Quand tu fais de l’édition si tu veux avoir un prix abordable, il faut que tu fasses minimum 50–100–200 exemplaires, ce qui est intéressant si on travaille en reprographie, c’est qu’on peut payer au semestre voire à l’année, et que le budget permet de faire beaucoup de choses différentes. En fait, on peut avoir une économie d’échelle sans pour autant être obligé de penser cette économie en fonction des projets. Elle est pensée sur l’ensemble des activités éditoriales parce qu’elle est liée à la technique d’impression et pas à l’édition elle-même. Et cette élasticité budgétaire impose certes quelques contraintes formelles, mais elle ménage une marge de liberté créative.
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PM : Encore sur cette idée de typologie de gestes, j’y voyais particulièrement par rapport à Tag CloudsPM : une action, un geste de déplacement, d’une pièce réalisée dans l’espace urbain à un autre espace qui serait le papier, l’édition.
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MT : Oui, en quelque sorte. J’avais appelé cette série « croquis d’étude », littéralement Study Sketch. Ce que je fais en peinture a un intérêt parce que je le fais dans un certain contexte. Je choisis un mur et comme je procède la plupart du temps sans autorisation, je n’ai aucune certitude que l’intervention reste ; elle va vraisemblablement générer des réponses ou des interactions multiples et inattendues à cause de cela. Si je fais ce même travail sous forme de dessins, qu’il ne reste plus à voir que le pseudonyme des tagueurs sans leur calligraphie originelle en référence, je soustrais en quelque sorte toutes les questions que l’action sur le terrain va soulever. Le dessin a son autonomie et je préfère que cette autonomie trouve une place dans le quotidien plutôt que dans un espace d’exposition. L’intérêt de l’édition, c’est qu’elle circule dans les espaces du quotidien, qu’elle a une existence dans la vie de tous les jours comme l’art dans l’espace public. On rencontre autant une œuvre urbaine de manière fortuite en marchant dans la rue, que sa documentation sous forme de publication en ligne au détour d’un blog, dans le fil d’un réseau social ou imprimée dans un magazine ou un livre. On arpente indifféremment une ville ou un livre, et l’œuvre est trouvée plutôt que montrée.
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Ma maison d’édition open source favorise cette fluidité : on peut très bien télécharger sur ton téléphone le PDF, mais aussi aller au reprographe du coin, l’imprimer et l’accrocher chez soi, sans même avoir été en dialogue avec l’auteur, sans même se poser la question de savoir si c’est de l’art ou pas. On retrouve l’évidence assez banale de la consommation culturelle de masse et du piratage, de la copie, de la contrefaçon. La création trouve son chemin et participe de manière naturelle à une intensification de la vie.
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Par contre, il y a cette série Tautological Propaganda [^Mathieu Tremblin, Tautological Propaganda, Strasbourg, Éditions Carton-pâte, août 2019, A5 recto-verso, 24 p.] que j’ai réalisé et qui est en ligne sur le site web des éditions Carton-pâte. C’est en quelque sorte le filtre de révélation idéologique de They Live de John Carpenter – les fameuses lunettes noires – appliqué à la marque de vêtements Obey. Je prends sur le réseau Instagram des images de gens qui posent avec des vêtements de la marque de Shepard Fairey, je les passe en négatif et je remplace l’identité visuelle de Fairey par un des slogans du film de Carpenter. Cela donne une série d’affiches pensée pour aller dans l’espace public. Je les placarde en mosaïque comme les campagnes de street marketing des marques de fast fashion.
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PM : Par rapport à la notion d’in situ en ligne à laquelle tu répondais tout à l’heure, je me demandais ce que serait pour toi une édition in-situ ?
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MT : Est-ce que tu as vu la revue Alea [^Alea “Espaces et corps parcourus et traversés”, Carole Douillard, Paris, Éditions Carton-Pâte, October 2017, A3 recto, 36 p., ISBN 979-10-95982-19-7] ? C’est littéralement une revue dont le format est pensé pour être présenté dans un espace de vitrine. Le nombre de pages, la manière dont va être réparti le texte, les images, s’il y en a, tout cela va être agencé en fonction de l’espace où la revue va être présentée en placard. Et ensuite sur le site, les pages de la revue sont rassemblées dans un PDF en recto. La revue est pensée pour être montrée une première fois dans l’espace public et consultée de cette manière là. Cela se joue à trois niveaux de lecture : un texte qui est fait pour être lu à l’échelle du chemin de fer déployé sur la vitrine ; ensuite, lorsqu’on se rapproche, il y a les images ; et enfin au plus près, il y a un entretien sur la question de l’enregistrement des traces et des expériences urbaines. J’en ai fait une avec Carole Douillard qui était pensée pour une vitrine de FRAC. J’aimerai bien présenter le prochain numéro dans la vitrine d’un reprographe. La difficulté, c’est toujours la négociation ; c’est plus facile de négocier une vitrine avec un espace d’art qu’avec un espace commercial. Le commerçant y verra un manque à gagner, alors que l’espace d’art institutionnel ou associatif embrassera la proposition parce que c’est sa mission de donner une vitrine à des projets artistiques. À mes yeux, Alea est vraiment une édition in situ, c’est-à-dire que le chemin de fer de la revue est vraiment conçue en fonction de l’espace où elle va être présentée. Et bien sûr, elle est téléchargeable en ligne, on garde la même logique.
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MT : Oui, c’est ça, c’est un peu une méta-documentation du travail. Comme il peut y avoir des images sur mon site web ou cette édition Tag Clouds Parable [^Mathieu Tremblin, Tag Clouds Parable, Strasbourg, Éditions Carton-pâte, août 2019, A4 recto-verso, 24 p., ISBN 979-10-95982-34-0]– qui est plutôt une fable sur la manière dont la documentation de Tag Clouds a été reproduite et diffusée. C’est une manière de parler du geste sans pour autant le montrer. Parce que, en définitive, c’est plus intéressant d’aller à Quimper ou à Arles voir les deux derniers Tag Clouds qui restent, voir comment ils ont été dégradés, appropriés, que d’avoir des photos de l’instant T où je les ai peints. L’intérêt aussi, c’est que l’action dans l’espace urbain est une forme de conversation avec l’environnement, avec les aléas, les autres passants, etc. Il n’y a pas un moment où l’œuvre débute et finit. Ce n’est pas une œuvre pérenne, donc elle n’est pas vouée à être immuable. Elle évolue tout le temps ou elle disparaît simplement, les couleurs se fanent avec la lumière, la peinture s’écaille. C’est quelque chose que tu ne peux pas vraiment restituer quand tu fais de la photographie, à moins d’en faire une par jour. Évidemment, les gens qui vont regarder l’image de l’intervention finalisée voudraient une image parfaite, impérissable. Alors que moi je veux voir les altérations et les interactions. La seule image « parfaite » est celle que d’aucun gardera de sa propre expérience de l’œuvre en situation.
Élise Gay & Kevin Donnot (E+K)
Élise Gay et Kévin Donnot forment un duo de graphistes spécialisé dans des projets éditoriaux aussi bien sur format papier que support écran. Dans le cadre des expositions du cycle « Mutation/Création », le centre Georges Pompidou leur a donné carte blanche, avec les éditions HYX, pour produire les catalogues de ses expositions. Leurs différents catalogues sont des objets-manifestes, mêlant design graphique et design programmatique.
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Coder Le Monde reprend ces interrogations dans un projet expérimental reposant sur des technologies du web pour produire une édition.
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KD : C’est une façon pour nous d’organiser le contenu, de mettre à jour les textes quand ils arrivent parce que nous sommes quand même dans une chaîne de l’édition relativement rigide : relecture de textes, les images, la photogravure etc...
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KD : Oui, initialement nous savions qu’il allait avoir des corrections de textes. Il y a une nécessité de mettre à jour le contenu. Le processus de l’édition n’est jamais linéaire, il y a toujours des corrections sur maquettes.
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Pour une collection qui s’appelle « Script », nous avions produit un outil de travail d’éditions en ligne qui permet de faire toute la préparation de copie en ligne puis d’exporter directement un format intermédiaire, interprétable automatiquement par InDesign. Ou d’exporter un pdf, du XML TEI ou du CAIRN qui est directement gérable par la plateforme de publication scientifique CAIRN. L’idée de cet outil est de centraliser l’ensemble des moments de l’édition.
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EG : Nous en avions assez de faire le travail plusieurs fois dans la production d’éditions multi-support, à la fois print et web. Pour l’instant le process de travail n’est vraiment pas travaillé et pas pris en compte, Nous avons donc été obligé de le faire par d’autre moyen.
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C’est un outil interne qui nous sert à nous pour l’édition de publication multi support simple, où il ne s’agit pas de faire des grands drapeaux, où il ne s’agit pas de gérer des rapports image---textes compliqués. L’outil sert cependant à publier un même texte sur plein de supports et de pouvoir le mettre à jour régulièrement.
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KD : C’est plutôt de l’automatisation que j’appellerais technique, pour la mise à jour technique, pour le flux de travail de l’édition. Cela ne l’est pas du tout pour de la création. Dans Coder le Monde, l’édition générative était justement là pour apporter des systèmes de circulation non-linéaire et des systèmes de lecture alternative. Pour ACB et cet outil, c’est purement technique : pour faciliter le flux de travail autour d’un projet. Cela n’a pas d’impact sur la mise en forme, nous aurions très bien pu couler les textes de la même façon sur InDesign, mais nous nous serions coupés de cette possibilité de mise à jour et de publication multi support.
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KD : La question de la mise à jour en édition est compliquée : soit nous nous situons en édition imprimée, dans ce cas la mise à jour est assez figée par les techniques de production, ou alors nous imprimons en numérique et faisons de l’impression à la demande. Soit c’est en ligne, et la question n’est pas de savoir si ça se met à jour, mais comment
Rencontre avec Denis Tricard
DT : D’accord, écoutez, moi je suis le seul à les relire le soir, j’ai des heures de boulot derrière moi et parfois il y a quelques erreurs, et j’en ai fait passer une d’ailleurs, apparemment, il y a deux jours… De toute façon, ce sont des choses qui arrivent ! Le journal se compose d’une édition différente d’une commune à une autre. Et pour nous le but des affichettes c’est de mettre en avant un événement local pour pousser à la vente, par exemple si il y a un accident mortel quelque part on sait que ça va apparaître sur les affichettes, car les gens vont se demander par « amplification » : est-ce que c’est quelqu’un du village, quelqu’un que je connais ? et ils vont acheter le journal. Par exemple la dernière fois, il y a eu une émeute à Sainte-Marie-aux-Mines, des échauffourées entre deux communautés de gens du voyage. Les flics sont arrivés, il y avait deux cents flics dans le village, tard le soir à partir de 19 h et moi j’ai fait l’affichette là-dessus pour le village parce que je me suis dit : ça va vendre. Bon, le journal il est acheté par des personnes plus âgées, sur le web c’est une autre logique, mais l’affichette ça peut marcher. On s’aperçoit que quand on a un fait divers, ça vend plus, l’affichette elle sert à susciter de la vente. Je vous cite l’exemple du sommet de L’OTAN à Strasbourg en 2009, je crois qu’on a vendu dix milles journaux de plus, ce qui est quand même énorme. Mais ça ne marche pas tout le temps, d’abord les dépositaires… parfois, il y a des affichettes qui datent d’il y a un mois, parce que le buraliste ne l’a pas changé, et ce n’est plus du tout dans l’actu… C’est assez marginal maintenant on les fait encore mais jusqu’à quand, je ne sais pas.
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DT : Oh ça, il faudrait que je demande au chef de prod’, comment il s’appelle le chef de prod’ déjà… En tout cas, il y en a une par édition et comme c’est par commune, il y a un système de distribution en fonction du nombre de diffuseurs de presse, c’est vraiment adapté pour eux, pour générer de la vente dans une localité précise. Moi, je fais l’affichette générale qui va être affichée dans tous les endroits où il n’y aura pas d’affichettes spéciales. Par exemple, vous allez avoir un accident à Neuwiller-lès-Saverne et on a un marchand de journaux à cet endroit-là, on va pouvoir lui faire une affichette spécifique, résultat, ça va générer de la vente à l’endroit où les gens sont concernés. Le principe, c’est la proximité.
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YMN : Et du coup, on a une édition spéciale pour chaque commune ?
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DT : Oui, par exemple il y aura des pages pour des informations nationales et d’autres adaptées aux événements de la commune dans laquelle on trouve l’édition en question, donc vous voyez, selon où on habite, on a une information adaptée. En gros en Alsace on a dix-huit éditions, mais attendez je vais vous montrer !
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DT : C’est le principe de subsidiarité, donc vous allez avoir des choses en commun sur toutes les éditions et certaines pages qui vont changer pour des éditions en particulier.
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DT : C’est un peu complexe hein, mais bon on travaille avec le logiciel Méthode, c’est avec ça que travaille toute la presse, même internationale… Donc bon, voilà je vous montre, voici la dernière page, Strasbourg, et voyez, sur une autre édition à Molsheim c’est différent. Il y a donc un tronc commun et les pages changent selon l’endroit où l’on vit. Et les affichettes c’est le même système, le tronc commun, puis selon l’endroit où l’on vit, ça va changer tout bêtement. Strasbourg demain c’est : « Surveiller sa poubelle bleue pour payer moins d’impôts ».
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DT : Crédit Mutuel… Donc voilà le système des affichettes, tous les soirs, j’ai une affichette générale que je vais changer et ensuite selon l’endroit où vous habitez vous aurez une affichette différente. Petit à petit, les chefs d’agences vont pouvoir remplir leurs affichettes par édition sur le fichier Excel, et pour aller encore plus dans la finesse, ils vont aussi pouvoir le faire par commune. Regardez, dans l’édition Saverne, on peut aller directement dans la commune. On a des journalistes sur tous les territoires, tous les soirs, ils vont rentrer leurs affichettes sur leurs systèmes. Et moi je fais l’affichette générale et je corrige ou bien je décide de mettre autre chose s’il y a une info de dernière minute plus importante.
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YMN : Et vous conservez un exemplaire de chaque édition ?
Julie Blanc & Quentin Juhel
*Associé·es pour ce projet au Salon de l’édition alternative en 2017, Julie Blanc et Quentin Juhel ont produit l’édition Code X sous la forme d’un journal.
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FJ : À l’occasion du Salon de l’édition alternative à la Gaîté Lyrique en 2017, vous aviez produit ce catalogue avec ces différents projets qui utilisent des types de conception alternatifS et donc vous êtes partis sur des technologies web, quels étaient les avantages et inconvénients de cette pratique ?
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JB : C’était la première fois que j’utilisais vraiment le web pour faire de l’imprimé, c’était un projet « test », c’est Emmanuel Cyriaque [directeur de la maison d’édition HYX] qui me l’avait proposé, j’avais alors proposé à Quentin de travailler dessus, nous devions le faire en une semaine.
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JB : C’est pour cela que j’avais demandé à Quentin de faire le projet, parce qu’il venait d’arriver à l’ENSAD Lab, moi j’y étais. Je m’étais dit que c’était l’occasion, puis j’avais appris qu’il avait fait un stage avec Sarah Garcin qui organisait aussi PrePostPrint et qui m’avait demandé avec Raphaël Bastide de faire l’édition. C’est aussi un petit milieu. Emmanuel Cyriaque, qui était l’éditeur, nous a demandé de réaliser Code X deux semaines avant de le produire. C’est pour cela que c’était difficile : cela devait être fait rapidement sur des technologies instables ; c’était le challenge aussi, c’est pour cela que j’avais accepté. Et j’étais aussi dans l’organisation de ce PrePostPrint là, j’avais rencontré Sarah et Raphaël au premier qui avait eu lieu en avril 2017, et là c’était en octobre à la Gaîté Lyrique.
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Cela permet de tout centraliser pour ne pas se perdre dans des milliers de fichiers, de récupérer des contenus standardisés dans des langages avec une sémantisation du contenu comme dans le Markdown l’HTML ou ASCII-doc, puis d’avoir des scripts PHP qui permettent d’interpréter ces langages-là, pour avoir des outputs en HTML et de faire du CSS et du JavaScript pour générer des éditions ou des sites. C’est la force de faire de la conception avec ces langages, car cela permet de mélanger rapidement création graphique, rédaction, agrégation de contenus et correction des éditeurs etc…
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JB : Sur les chaînes éditoriales, ce n’est pas fréquent pour des designers, mais dans les maisons d’édition, ils se posent ces question-là. Chez Hachette US, cela fait quinze ans qu’ils font des livres avec de l’HTML et du CSS, ce n’est pas très poussé graphiquement, mais ils le font quand même.
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JB : Il y avait aussi des textes open source écrits dans cette édition ; puis la dernière page était sur les ressources. C’était aussi un manifeste par ces parties sur ces pratiques non conventionnelles.
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Code X* est dans la même logique qu’un fanzine, où nous créons une publication rappelant et communiquant sur nos pratiques avec nos moyens – avec une petite maison d’édition qui veut parler aux étudiants.
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PrePostPrint est dans cet héritage du fanzine, dans ce rapport à l’édition.
Garance Dor & Vincent Menu
CD : Et donc je vous réexplique un peu : donc je vous ai contacté dans le cadre de notre travail avec Yohanna en préparation de la Biennale. On a eu un point de départ pour la sélection de Strasbourg qui était le Hic et Nunc. On a divisé nos recherches en plusieurs pistes : in situ, ephemera, correspondance, update, direct live et performance. On s’est un peu divisé le travail en piste et je me suis plus spécifiquement intéressé au champ de la performance en lien avec l’édition et la notion de Hic et Nunc. Yohanna nous a montré la revue Véhicule numéro 3 et au fil des discussions on a décidé d’intégrer la revue à la sélection de Strasbourg.
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VM : Oui, je vois plus ça comme ça, c’est vrai. Après peut-être qu’il y a communauté justement parce que la revue existe en tant qu’édition, mais qu’il y a des temps où on l’active. Et là ça peut faire communauté.
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GD : Et du coup ça nous permettait de nous décaler franchement de l’édition conventionnelle. Ce n’est pas un format de livre, ce n’est pas un format non plus de revue. L’idée c’était de passer d’un médium à l’autre finalement.
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CD : Très bien, alors c’est un objet hybride, un espace, un objet... On s’est aussi posé des questions d’économie de l’œuvre dans ce genre de projet. Comment vous situez ces objets qui sont à la fois œuvre et documents, par rapport à d’autres publications avec lesquelles on peut faire des liens comme Shit Must Stop [^SMS (Shit Must Stop) est une collection d’éditions d’artistes conçus par William Copley et Dimitri Petrov. La collection a été publiée toutes les deux semaines de février à décembre 1968. Chaque numéro est composé d’œuvres d’art diverses aux formes variées.], Aspen [^Aspen (magazine) a été créé en 1965 par Phyllis Johnson, il a été le premier magazine prenant la forme d’un multiple, développé sous plusieurs dimensions. Il était édité sous la forme d’une boîte dans laquelle on pouvait trouver différents supports éditoriaux (cartes postales, affiches, enregistrements sonores, films etc.).] magazine… ?
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GD : Oui, c’est deux mois extrêmement pleins et comme ce n’est pas une activité économique, rentable, ça ne peut pas vraiment prendre plus de temps. Il faut bien qu’on condense ce temps-là au maximum, ça ne peut pas prendre tout l’espace, tout le temps. Malgré tout, il y a beaucoup d’autres temps de travail : Vincent parlait du temps de travail de réception des propositions, du dialogue avec les artistes et de mise en forme graphique, puis l’impression et finalement l’assemblage. Mais il y a aussi tout le travail de diffusion, et de recherches de partenaires qui est très chronophage, puisque la revue on la diffuse sur notre site et on l’envoie par la poste : il y a un système d’achat sur le site. Mais on essaie également de la diffuser en librairie et on a pas de diffuseur pour ça donc on est artistes-colporteurs avec notre revue sous le bras pour aller déposer la revue et intéresser des lieux. Et ça, ça prend beaucoup de temps, mais c’est essentiel en même temps pour la question de la diffusion. Il n’y a pas de partitions sans édition de partitions : sinon comment est-ce qu’elles voyagent ? Comment est-ce qu’elles se transmettent ? Mais l’édition nécessite la diffusion, et pour nous, c’est très important que la revue ne reste pas dans les cartons, mais qu’elle vive sa vie, qu’elle voyage.
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GD : On ne l’a pas dit, mais Véhicule c’est un objet imprimé, un objet que l’on déploie de manière performative, mais il y a eu également plusieurs expositions à partir de la revue. C’est le troisième déploiement possible : il y a l’édition, les actions performatives, scéniques, publiques, et puis l’exposition. Et les modalités d’expositions sont intéressantes à réfléchir par rapport à ce type d’objet.
Camille Bondon
La mesure du temps est une œuvre vidéo présentant une collection d’agendas, à partir desquels Camille Bondon interprète les traces laissées à l’intérieur par leur propriétaire. Carnet 17 est une édition retranscrivant, à la manière d’un fac-similé, les notes, les dessins, l’expression de ses pensées, contenus dans l’un de ses carnets de recherche. Camille Bondon est une artiste plasticienne, la rencontre et le partage sont au cœur de sa pratique protéiforme.
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CD : Et par rapport à ça, pour Carnet 17, je n’ai pas totalement compris la manière dont tu as réalisé cette édition. C’était un de tes carnets de bord, et tu l’as laissé tel quel et tu l’as scanné pour faire une sorte de fac-similé, ou alors c’était des notes numériques dès le départ ?
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CB : Si il s’agit d’une utilisation « pragmatique », je passe peut-être 70, 80 % du temps sur l’ordinateur à faire toute la gestion de projet. Par exemple, les nappes dont je te parlais, c’est beaucoup d’échange de mails, de préparation de rendez-vous... Et après ça va être les logiciels de la suite Adobe pour faire de la retouche d’image et de la composition d’édition.
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La forme que je préfère pour La mesure du temps, c’est quand je projette la vidéo et que je fais la voix, qui est normalement off, en direct, de manière synchrone avec les gestes. En fait, j’aime rencontrer des gens, et le fait d’envoyer une vidéo dans une exposition, c’est une forme de monstration qui m’excite moins. J’essaye toujours de faire des formes où je suis obligée d’être là, de rencontrer des gens, que ce soit un moment convivial, moi c’est ça qui me plaît. Mais pour une exposition en Suisse, eux préféraient une version continue, diffusée au sein de l’exposition. Du coup on a enregistré en studio avec un copain la voix off pour qu’elle soit nickel et que ça devienne une vidéo autonome. Pour chacune des formes que je fais, il y a plusieurs états. Par exemple, Faire parler les livres est une collection sur les méthodologies de lecture, comment chacun va venir faire des petits points, corner les pages, recopier dans un carnet ou recopier dans des fiches... C’est une performance, mais c’est aussi une installation, et la transcription de ce que je raconte, j’aimerais bien que cela devienne aussi une édition, le contenu textuel de ma conférence en quelque sorte. Souvent dans les pièces que je peux faire, il y a plusieurs états simultanés d’une pièce, qui sont des espèces d’équivalences.Il n’y a pas une forme, je ne sais pas si c’est que je n’arrive pas ou que je ne veux pas arrêter une forme, mais à chaque fois qu’on m’invite c’est un nouveau contexte, et à partir de ce contexte je fais des adaptations.
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CB : Justement, Adrianna travaille beaucoup avec une avocate pour toutes ces questions. Effectivement, il y a la vie privée, mais il y a aussi le droit d’auteur, les gens sont auteurs de leurs lettres. Donc elle fait un tri, elle n’utilise que les lettres où l’on a pas d’indices pour retrouver l’autrice. Dans la forme de son projet, elle fait lire et écouter les lettres, et si tu es lectrice, tu signes une décharge comme quoi tu ne feras pas de photos ni d’enregistrement. Finalement elle n’utilise que l’espace éphémère de la parole, et c’est ta mémoire qui va archiver mentalement les lettres. Mais elle ne diffuse pas le contenu tel quel, et ni en entier. Ce qui est un peu un truc comme ça, parce que concrètement, il reste un flou juridique là-dessus. C’est une question que je me suis posée, lorsque j’ai réédité une partie d’un texte de Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Je lui ai écrit, ainsi qu’à la maison d’édition, pour leur parler de ce que je voulais faire et leur demander l’autorisation, mais je n’ai pas eu de réponse. Il y a des moments où tu fais des choses dans l’illégalité, et il y a des négociations que tu fais avec ta conscience parce que tu trouves que c’est important de le faire. Surtout, je trouve que Le Maître ignorant, de Jacques Rancière est un texte formidable, et que c’est une manière de diffuser, de le faire connaître. Même si c’est illégal, c’est ma petite histoire qui fait que je me suis autorisée à prendre ce risque.