28/10/2016 |
Par Loïc Horellou
Cet article est une tentative de prédiction catastrophiste de ce que pourraient devenir nos métiers d’ici quelques années.
Les métiers du design graphique seront-ils à l’abri d’une certaine forme d’Uberisation ?
Je ne parle pas ici de ce qu’Uber est déjà : une société qui fait du crowd-working, et qui a réussi à faire baisser ses coûts d’exploitation au détriment d’une certaine protection sociale grâce à des algorithmes et une interface facilitant la mise en relation entre un passager et son chauffeur. Mais plutôt de ce qu’Uber va devenir à court ou moyen terme : une société utilisant une flotte de voitures autonomes dont les intelligences artificielles auront été considérablement améliorées par les millions de trajets effectués par des conducteurs humains. On peut raisonnablement estimer que les chauffeurs sont en train de couper la branche sur laquelle ils sont assis. Mais ainsi va le monde, et comme l’avait rappelé Jean-Noël Lafargue lors de son intervention du cycle de conférence «graphisme technè» : les métiers naissent et disparaissent.
Les spécialistes en intelligence artificielle savent depuis un moment que pour voir apparaître la première forme d’intelligence dite singulière, il faudra une quantité de données faramineuse. Pour le moment, seuls quelques grands groupes informatiques disposent d’un tel trésor de guerre et en particulier Google qui indexe le web depuis maintenant plusieurs années.
Depuis la révélation des techniques de deep learning, il y a moins de deux ans, la programmation liée à l’intelligence artificielle vit une révolution. Il est maintenant possible pour un programme d’apprendre de ses erreurs si on le nourrit d’exemples pertinents qui lui permettent de différencier un bon résultat d’un mauvais. On peut alors enseigner à un programme à détecter le contenu d’une image, à comprendre une signalisation routière, à faire de la traduction en se basant sur des dialogues de roman à l’eau de rose ou encore battre un champion de go de niveau mondial (ce jeu était réputé très difficile pour les programmes informatiques).
C’est ainsi que des artistes nouveaux médias ont produit des vidéos générées par des programmes inspirées par les styles picturaux de grands maitres occidentaux dont Picasso, Van Gogh (pour public averti, Kyle McDonald, par exemple, avec sa reprise d’un extrait du film érotique fantastique I.K.U traité selon la période cubiste de Picasso, notamment La jeune fille à la mandoline ), en utilisant l’algorithme Deepdream.
Une image réalisée via l’algorithme deepdream. On a ici demandé au programme de générer des têtes de chiens où il en détectait et on a répété l’action plusieurs fois de suite. L’image utilisée est une reproduction du tableau «Waterloo» de la série «Dogs Playing Poker» de Cassius Marcellus Coolidge.
Une vidéo présentant un extrait de «2001, l’Odyssée de l’espace» de Stanley Kubrick, réalisée par Bhautik Joshi avec un traitement imitant le style de Picasso.
Du côté du design graphique, on trouve de plus en plus de gabarits et de patterns prêts à l’emploi : des gabarits pour des sites Internet, des gabarits pour des animations ou titrages vidéo, des gabarits de cartes postales, des compositions typographiques ou encore, des projets comme Prototypo qui rendent les polices paramétriques accessibles à tout un chacun.
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Il y a deux ans, une plateforme internet comme thegrid.io proposait de créer des sites complets avec quelques paramètres à l’aide d’algorithmes adossés à de l’intelligence artificielle. Les placements, cadrages, flux de textes sont alors optimisés automatiquement. En effet, un programme qui sait imiter le style de Van Gogh n’a aucun mal à décortiquer et générer un graphisme minimaliste basé sur un système de grille, qui repose au final sur quelques dizaines de paramètres (largeur et nombre de colonnes, réglages de césures et justification, marges internes et externes, corps de texte, etc.)
thegrid.io propose de réaliser des sites Internet de manière paramétrique et algorithmique en utilisant le contenu que vous téléchargez.
Par ailleurs, quand on est abonné à la suite Creative Cloud d’Adobe, on reçoit leurs newsletters, et une part croissante de ces e-mails ne concerne pas tant des questions de création graphique avec leurs outils, mais plutôt de gestion de campagnes marketing. On y traite de ROI, de stratégie cross canal, ou encore de parcours d’achat du client connecté mais surtout pas de création d’image ni de sens.
Les cibles ne sont plus les concepteurs visuels, mais des commerciaux et des responsables marketing. On peut ainsi deviner un glissement des activités d’Adobe vers une part de moins en moins négligeable de marketing pur.
Ces outils permettront d’automatiser au maximum les processus de création, comme c’est de plus en plus le cas dans les différents logiciels de la suite. Un nombre croissant d’options et de filtres avec des préréglages, de nombreux gabarits prêts à l’emploi pour réaliser des publications, des animations motion design, des habillages sonores sont en vente. Il suffit d’ouvrir le fichier que l’on a acheté, de manipuler quelques curseurs pour changer une couleur et le positionnement d’un titre et on obtient un rendu bien réalisé qui ressemble à des dizaines ou des centaines d’autres projets. Mais à l’heure de l’uniformisation des styles à travers la planète, qui s’en soucie ?
Pour les gens qui souhaiteraient encore un peu plus d’originalité, avec Behance, Adobe a en sa possession une base de contenus alimentée par une quantité gigantesque de projets de graphistes, illustrateurs, typographes, animateurs, étudiants à travers toute la planète. Ces projets sont décrits, tagués, commentés, augmentant ainsi la qualité et la quantité des métadonnées permettant de se livrer à une analyse initiale de ces données.
Cette base de contenus pourrait à terme être analysée, étudiée et disséquée par des algorithmes d’analyse d’images de type deep learning, et enfin permettre à des logiciels de proposer des compositions modifiables à travers l’utilisation de quelques curseurs.
Behance est un réseau social créé en 2006, ensuite acheté par Adobe, utilisé comme portfolio en ligne par de nombreux utilisateurs des logiciels de l’éditeur.
Quel salut face à un avenir qui pourrait s’avérer compliqué ? Ne pas rester candide et passif face aux outils que nous utilisons. Avoir une conscience fine des enjeux et problèmes posés par des groupes qui se retrouvent en situation de quasi monopole. Ne pas délaisser le code et une capacité à inventer ses propres outils. Et toujours aborder un outil pour son potentiel de détournement et d’usage allant à l’encontre de ce pour quoi il a été pensé. Les outils et leurs concepteurs ne devraient jamais formater les usages, mais encore faut-il avoir conscience qu’ils le font trop souvent.